Notre correspondant a passé une journée avec un groupe d’artilleurs ukrainiens sur les positions.
À première vue, c’est un bosquet banal formant une haie. Ici, dans le Sud, il y en a des centaines : une bande d’arbres large de quelques dizaines de mètres qui s’étend le long d’un vaste champ de tournesol ou de blé. Elle s’interrompt pour laisser passer une route, puis s’étire de nouveau à la lisière d’un autre champ. Ici, dans la steppe, il y a très peu de bois, mais les haies sont partout. Elles servent à protéger les cultures des vents secs et des tempêtes de poussière, à retenir la neige et à prévenir l’érosion des sols. Mais depuis l’invasion, les haies servent de places fortes, de positions de tir, de caches, de campements militaires et même de voies pour se déplacer en sécurité. Sans elles, la guerre dans la steppe serait difficile, voire impossible. En dehors des villages, les ennemis s’affrontent pour gagner ou garder le contrôle des haies.
Je me rends dans une de ces haies, tenue par les artilleurs ukrainiens. Ils vivent ici comme de vrais partisans : un canon et une cache soigneusement camouflés dans la végétation, un sentier à peine perceptible entre les deux et aucun signe extérieur de présence humaine. J’ai beau scruter les arbres et les buissons, je ne vois rien — ni armes, ni hommes. Si je n’étais pas accueilli par mes hôtes, j’aurais cru qu’il n’y avait personne.
« La haie nous sauve la vie », explique Oleksandr, dont le pseudo est Chauffeur. « Des drones nous survolent tout le temps, rien qu’aujourd’hui il y a en eu six. Si vous êtes bien caché — tant mieux pour vous, sinon — ce n’est pas de chance ! Heureusement qu’il y a de la végétation pour nous cacher, mais au printemps ou en hiver c’est une tout autre histoire : on court même pour aller aux toilettes. On ne quitte jamais la haie ».
Les militaires passent beaucoup de temps dans l’abri : quand bien même la végétation les cache dans la journée, la nuit ils peuvent être repérés par une caméra thermique. Et tout ça, sans oublier les moustiques qui les poussent vers leur cache, assez étroite, mais somme toute confortable avec son linoléum au sol et de l’isolant thermique aux murs et au plafond. Un lit à étage, quelques étagères pour les provisions et les affaires personnelles, un éclairage LED — pas si mal comme conditions au front !
Une vacation dure trois jours environ, mais s’il n’y a pas assez de personnel pour le remplacement, elle peut durer plus longtemps. Un militaire, dont le pseudo est Yakut, dit qu’il lui arrive de rester ici pendant neuf ou même douze jours : « Ça me va très bien. J’ai pas mal de livres électroniques sur les armes, je lis. Je dessine, je bricole, je tresse des bracelets. N’importe quoi pour me distraire, parce que quand on pense à la guerre, on est toujours en colère ».
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Yakut est dans l’armée depuis 2014 : « Quand la guerre a commencé, ma fille venait tout juste de commencer à marcher, soupire-t-il, et maintenant elle a 12 ans ».
« Comment êtes-vous devenu artilleur ? », lui demandé-je en me rappelant qu’il avait commandé un véhicule de combat d’infanterie.
« Au départ, je suis un parachutiste, sourit-il, mais après il m’est arrivé d’être tankiste, fantassin, sapeur. Quand j’ai eu l’occasion d’être formé à l’artillerie, je l’ai saisie, j’aime apprendre. Nous sommes des soldats universels ! Si ici nous avions une possibilité de piloter un hélicoptère, alors même ça, nous le ferions, croyez-moi ! »
« Et vous, Chauffeur ? Comment êtes-vous devenu artilleur ? ».
« J’avais un bon ami qui servait dans son unité. Il s’appelait Serhii. Quand il est mort, je me suis engagé son unité, rien ne me retenait : ma maison à Orikhiv a été détruite. Ils m’ont pris ma maison, ils m’ont pris mon ami, merde ! Je connaissais Serhii depuis vingt ans, nous étions comme des frères. Ici j’ai trouvé d’autres frères, tout aussi sincères. Maintenant, tous mes meilleurs amis sont ici ».
Après l’invasion de 2014, les deux amis avaient décidé de rejoindre l’armée ensemble, mais ont été déclarés inaptes par la commission militaire. Serhii s’est alors engagé à faire du bénévolat pour venir en aide aux soldats dans le Donbass avant de trouver une unité qui l’a accepté. Chauffeur ne l’a appris qu’au tout dernier moment, lors du départ de son ami, valise à la main : « « Si ma femme demande où je suis, dis-lui que je suis parti à Lviv pour faire des travaux saisonniers », m’a-t-il dit. Quels travaux saisonniers alors qu’il y a la guerre ? Mais quand j’ai vu son uniforme, j’ai tout compris. Je lui en voulais, parce que nous voulions nous engager ensemble. « Ne t’en fais pas, m’a-t-il répondu, le moment viendra pour toi aussi ». Et voilà. Le moment est venu ».
Chauffeur reconnaît que ses débuts dans l’armée ont été difficiles : « Avant j’étais chauffeur de taxi, d’où mon pseudo. Autant dire j’avais un travail facile, j’avais l’habitude de ne rien faire. Alors c’était tout au plus si je supportais de porter l’équipement de la protection, j’haletais au moindre effort, j’avais mal au dos, mal aux jambes. Mais ce n’était pas grave, petit à petit je me suis remis en forme. L’armée redresse n’importe quel faiblot ! Je recommande ».
Quand il a rejoint son unité, la seule chose qu’il savait faire c’était de se servir d’une mitrailleuse, le reste lui a été enseigné sur place : « Je connais le mortier, je peux aussi utiliser une mitrailleuse de gros calibre – je démonte, j’assemble et je tire bien ». Dans l’équipe, il charge le mortier : « Ma tâche consiste à vérifier le canon après le tir afin de s’assurer qu’il n’y a pas de corps étranger à l’intérieur, par exemple des brindilles, explique-t-il. Si le canon est propre, je prends alors le projectile, je le prépare et j’attends l’ordre. Après j’arme le canon et c’est parti ! J’aime bien. Pour dire la vérité, je suis tombé amoureux du canon. La précision, la vitesse du travail, car chaque seconde compte, vous le savez bien ».
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« Cela dit, je suis prêt à faire tout ce qu’il faudra faire, poursuit-il. Jusqu’à la victoire… Là où on m’enverra, j’irai. Si l’on me demande de devenir fantassin, aucun problème. Malheureusement, nous manquons d’infanterie. Et puis j’ai hâte de voir au moins un vrai Moscovite vivant… Pour m’assurer qu’il ne l’est plus ».
Avant de quitter les artilleurs, on m’amène voir le canon. Comme il se doit, il est positionné à distance du campement, soigneusement camouflé, recouvert d’un filet et des branches. Malheureusement pour moi, je n’ai pas l’occasion de le voir tirer.
« Vous aurez encore beaucoup d’occasions de le voir et de l’entendre, me consolent les artilleurs, la fin de la guerre n’est pas pour demain ».
« Vous croyez ? »
« Non, elle ne se terminera pas de sitôt, répond Yakut. Et c’est effrayant… Je me souviens des belles villes que je connaissais, j’ai vu des photographies aériennes de ce qu’il en reste. L’écho de cette guerre résonnera encore pendant très longtemps. Combien de mères sans fils, d’enfants sans père, de femmes sans mari ? C’est effrayant. Mais nous n’avons pas d’autre choix que de gagner… »