Danylo Skoropadsky, fils du dernier Hetman d’Ukraine Pavlo Skoropadsky, fut proclamé Régent à la mort de son père. Il fut une figure politique de premier plan pour les Ukrainiens de l’étranger qui avaient été contraints de partir après le soulèvement bolchevique d’octobre 1917.
Un jour sombre au cimetière
Les émigrants ukrainiens qui avaient trouvé refuge en Amérique et en Europe, notamment en Grande-Bretagne, ont été choqués par la triste nouvelle de la mort mystérieuse le 23 février 1957 de l’un des leaders les plus charismatiques du mouvement ukrainien en exil, le chef de l’Union de l’Hetmanat, Danylo Skoropadsky disparu subitement à 53 ans. Cet homme a impressionné par son énergie, sa capacité de travail et son activité pour restaurer l’Etat ukrainien.
Un comité communautaire a été mis en place pour organiser des funérailles à Londres, où Danylo a vécu les dix-huit dernières années de sa vie. Ce comité était composé de représentants de toutes les organisations politiques et socioculturelles ukrainiennes actives au Royaume-Uni, ainsi que d’organisations nationalistes qui ont collaboré avec le mouvement Hetman (voir dans Tyzhden, l’article consacré à l’Hetman Pavlo Skoropadsky – ndlr). Le comité a proclamé le 2 mars comme étant le Jour de deuil national ukrainien et a approuvé le scénario de la cérémonie funèbre. Tous les participants, sans distinction d’idéologie, de parti ou de croyance, ont exprimé leurs respects et se sont unis le jour de l’enterrement au cimetière de Hampstead à Londres (Hampstead Cemetery) devant un simple cercueil en chêne recouvert du drapeau national ukrainien et des armoiries de la famille Skoropadsky.
Photo: Daniel Skoropadsky dans le bureau de la société Dzus Fastener. Londres, début des années 1950
Ce décès a constitué une grande perte pour le mouvement ukrainien en exil. Dans son éloge funèbre sur la tombe, Yaroslav Stetsko, célèbre militant ukrainien et proche de Stepan Bandera, a déclaré : « Les Ukrainiens ont perdu une personnalité remarquable, un patriote ukrainien sincère, défenseur de l’indépendance et d’un pays uni, un homme avec une énorme culture personnelle et d’un grand tact, un aristocrate non seulement par le sang mais surtout par l’esprit. Dans ses activités, il n’avait qu’un objectif prncipal : l’Etat ukrainien ».
Danylo Skoropadsky a fidèlement poursuivi la volonté de son père et a consacré toute sa vie au service de la cause ukrainienne. Il était convaincu que l’Etat ukrainien devait renaître sous sa forme nationale traditionnelle. Cela n’a toutefois pas empêché le fils de l’Hetman Pavlo Skoropadsky de traiter ses opposants politiques avec tolérance et impartialité, y compris ceux qui s’étaient rebellés contre son père en 1918. Il a toujours respecté les points de vue de tous ceux qui s’étaient battus pour l’indépendance de l’Ukraine et avaient donné leur vie pour cette cause. Sa caractéristique majeure était de s’élever au-dessus de la vie privée pour un objectif commun. Il est significatif que de nombreux anciens adversaires de Pavlo Skoropadsky soient devenus par la suite de fervents supporteurs de Danylo. Parmi eux se trouvait, par exemple, Athanase Andrievsky, ancien membre du Directorat, ou Directoire (Organe gouvernemental constitué en 1918 à la suite du soulèvement populaire contre l’Hetmanat de Pavlo Skoropadsky – ndlr) de la République populaire ukrainienne. Andrievsky a indiqué dans une lettre adressée à Danylo Skoropadsky en 1954 : « En votre personne, je vois la grandeur de l’Etat ukrainien et je tire mon chapeau devant vous… ».
Photo: Nounou Anna Shabunina et Daniil Skoropadsky, 1905
Danylo était conscient du rôle fatal de manque d’unité entre les forces ukrainiennes joué pendant la lutte de libération en 1917-1920. C’est pourquoi il avait cherché à consolider les différentes forces politiques ukrainiennes, du moins là où c’était possible : au sein de l’émigration. Il a souligné à plusieurs reprises qu’il appartenait à l’ensemble de la communauté ukrainienne et qu’il servirait fidèlement une Ukraine libre, peu importait, qu’il s’agisse d’une structure monarchique ou républicaine. Selon lui, c’était le peuple qui devait définir le système étatique de l’Ukraine.
Descendant d’une glorieuse famille
Danylo Skoropadsky est né le 13 février 1904 à Saint-Pétersbourg dans la famille de Pavlo et Oleksandra Skoropadsky. Il était le quatrième enfant d’une famille qui comptait déjà deux filles, Maria (1898) et Elizabeth (1899), et un fils Petro (1900). Les parents de Danylo appartenaient à la haute société de l’Empire russe par leur origine, leur richesse et leur position. Sa mère, Oleksandra Petrovna, dame d’honneur et proche de l’impératrice, était la fille de l’adjudant-général Petr (équivalent russe de Petro) Durnovo. Le père, de Pavlo Skoropadsky, était un brillant officier de cavalerie, adjudant de l’empereur, héros de la guerre russo-japonaise et de la Première Guerre mondiale, et, à la veille de 1917, lieutenant de l’armée russe.
Malgré la haute position auprès du tsar russe, ce qui prédominait dans la généalogie de Pavlo Skoropadsky, c’était ses racines ukrainiennes et son appartenance à l’une des plus anciennes et des plus célèbres familles aristocratiques ukrainiennes. Cette descendance prestigieuse a joué un rôle principal dans la vie du futur Hetman (dirigeant élu du peuple, selon la vieille tradition ukrainienne – ndlr), et plus tard dans la vie de son fils. La famille de Skoropadsky a pris une part active dans la vie des Ukrainiens et à rempli sa mission historique. Dans une de ses lettres de 1925, Pavlo Skoropadsky a rappelé à son fils que ses ascendants étaient de « simples cosaques et que le statut noble de la famille a été rendu possible par leur service à l’armée, leur bravoure, leur énergie et le talent militaire dont ils ont fait preuve ». Plus tard, l’Hetman a également écrit que leur ancêtres « n’ont jamais souhaité une vie tranquille, sans soucis et sans travail, ils ont choisi les chemins les plus difficiles et ont atteint une position élevée dans l’Etat et un rôle éminent dans l’histoire de leur peuple ».L’une de ces grandes personnalités de l’histoire ukrainienne se nommait Ivan Skoropadsky (1646-1722), Hetman de l’Ukraine de la Rive Gauche (partie de l’Ukraine située sur la rive orientale du fleuve Dnipro faisant partie de l’Empire russe dans la seconde moitié des XVIIe et XVIIIe siècles, après l’armistice entre le Royaume moscovite et l’Etat polono-lituanien. Cette partie de l’Ukraine était connue sous le nom d’Hetmanat – ndlr). Ivan est devenu Hetman dans la période difficile pour l’Ukraine qui s’est retrouvée contrainte de faire face à l’impérialisme féroce de Pierre le Grand, qui voulait détruire l’autonomie de l’Ukraine par tous les moyens. Depuis trois siècles, la famille Skoropadsky avait donné à l’Ukraine de nombreuses personnalités militaires, étatiques et publiques remarquables. Ses membres étaient liés par mariages aux plus célèbres familles cosaques et nobles, notamment Apostol, Boutovitchi, Gamalei, Zabila, Zakrevsky, Kotchubei, Lysenko, Kulyabki, Lizohubi, Markovitchi, Miklatchevsky, Myloradovytch, Tarnovsky, Polubotky. Du côté de son père, Danylo était donc un descendant de célèbres personnalités ukrainiennes du passé et ce n’est pas par hasard qu’il a reçu le prénom de baptême en l’honneur du célèbre Hetman Danylo Apostol (сhef de l’Hetmanat cosaque en 1727-1734. L’Hetmanat sera brièvement restauré en 1918 par Pavlo Skorpadsky – ndlr).
Les premières années
Danylo a passé la majeure partie de son enfance à Saint-Pétersbourg (devenue Petrograd en 1914 puis Léningrad en 1924 et de nouveau Saint-Pétersbourg à partir de 1991- ndlr) où il a grandi dans un environnement russe et a été principalement influencé par la culture russe, bien que des séjours périodiques dans les propriétés familiales de son père à Trostyanets ou à Polochki aient pu influencer son sentiment de parenté avec l’Ukraine. Comme tous les enfants de l’élite russe de l’époque, Danylo a suivi un enseignement classique à la maison. Ses lettres à son père pendant la Première Guerre mondiale constituent des documents précieux qui éclairent la période de sa vie à Petrograd (voir ndlr plus haut). Elles sont écrites avec une naïveté enfantine, mais témoignent néanmoins d’une conception extrêmement lucide des relations familiales, de l’apprentissage et de l’éducation des enfants, de leur attitude envers leurs proches et leurs enseignants, et de leurs perception des événements de l’époque. Ces lettres reflètent de manière vivante le monde intérieur du garçon, avec ses intérêts et ses loisirs. «Danylko», comme on l’appelait dans sa famille, jouait du piano, de l’alto, du violon, étudiait les langues étrangères. Il parlait anglais, français, allemand. Le garçon participait à des concerts et des spectacles, allait au théâtre et aux expositions, faisait du sport. Les gamins apprenaient tôt à être capable de créer. Les filles préféraient les travaux d’aiguille, cousaient et brodaient. Les garçons ont coupé, aiguisé et scié.
Dans beaucoup de ses lettres adressées à son père, le jeune Danylo se vantait de ses réalisations. L’histoire a conservé un fait intéressant : dans une lettre datée de 1915, Danylo a rapporté qu’il avait fabriqué une petite chaise pour sa table à écrire. Par la suite, cette chaise « accompagnait » son maitre tout au long de son émigration. A partir de 1939, la chaise « s’est installée » à Londres et comme une précieuse relique a été conservée dans la maison de Danylo Skoropadsky jusqu’à la fin de ses jours.
Témoin de la création de l’Etat
L’année 1917 est devenue une étape importante dans la vie de la famille. Après l’abdication du tsar Nicolas II, et peu après le coup d’Etat bolchevique à Petrograd, Pavlo Skoropadsky avait eu à choisir avec qui continuer et quelle voie choisir. Dans ses « Mémoires », écrits en 1919 en exil, il a expliqué son raisonnement: « J’ai pris le chemin qui habitait mon âme. Cette route menait à l’Ukraine ». Au printemps 1918, la politique de la Rada centrale (Rada signifie « conseil » en ukrainien – ndlr) a cessé d’exister. Le 29 avril 1918, une nouvelle étape de l’histoire de la révolution ukrainienne a commencé. C’est ce jour-là que le Congrès des fermiers de tous les Ukrainiens, qui était réuni dans le cirque Krutikov de Kyiv, rue Mykolaïvska (maintenant rue Architect Horodetsky et le cinéma « Ukraine » – ndlr), a proclamé Skoropadsky « Hetman » du gouvernement d’un Etat ukrainien. En été, la femme de l’Hetman est arrivée à Kyiv avec ses enfants dans un train spécial.
A Kyiv, l’adolescent a poursuivi ses études, mais dans la classe ukrainienne du gymnase de Volodymyr Naumenko, un enseignant bien connu. C’était une personnalité publique et le rédacteur en chef du journal « Kyivska staryna ». Malgré son séjour assez limité au lycée, cette période a eu un impact sur la formation de sa personnalité et sa conscience de son identité nationale. Pourtant, les expériences ukrainiennes les plus marquantes du jeune homme se sont formées lors de son séjour dans la résidence de son père, qui se trouvait dans l’ancienne maison du gouverneur général, rue Instytutska (cette maison ne s’est pas conservée jusqu’à nos jours).
En se remémorant ces moments en exil, Danylo a écrit qu’il observait avec plaisir la cérémonie du changement quotidien des gardes de l’Hetman, qui avait lieu à 12 heures précises avec de la musique et des drapeaux ukrainiens. Dans cette maison, Danylo a assisté à la réception par l’Hetman des ambassadeurs et des délégations étrangères, ainsi qu’aux réunions quotidiennes des ministres. Il a eu la possibilité de voir de près ceux qui étaient en charge du destin de l’Ukraine et qui ont déployé des efforts considérables pour la construire. Il s’agissait d’hommes politiques ukrainiens tels Mykola Vasylenko, Anton Rzhepetsky, Boris Boutenko, Dmytro Dontsov et d’autres. C’est à Kyiv que l’adolescent a également vu pour la première fois ses futurs mentors idéologiques Viatcheslav Lypinsky, Dmytro Dorochenko et Serhiy Shemet. C’est sous leur influence que sa vision nationale s’est définitivement constituée et que les orientations de sa vie ont été déterminées. L’exemple de son propre père a eu une influence décisive sur Danylo. Dmytro Dorochenko, alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de l’Hetman, a écrit que « Pavlo Skoropadsky vivait comme un prisonnier dans sa propre maison : du matin jusqu’à tard le soir, il était assis dans les salles de réception, écoutait des discours et assistait à des réunions. On ne cessait pas de s’émerveiller, comment il pouvait supporter un tel rythme de travail et la pression. »
Danylo a vécu à Kyiv seulement durant trois mois. Plus tard, il a évoqué à plusieurs reprises cette brève période mais riche en événements. Il se souvenait : « J’avais 14 ans, lorsque j’ai assisté à Kyiv à la création de l’Etat ukrainien. A l’époque, c’était comme une passion romantique, mais plus tard, j’ai réalisé que c’était une question de grande importance historique et je dois continuer à le faire ».
Les caprices du destin
Après la chute de l’Hetmanat en 1918, Danylo et ses proches se retrouvent en exil. Il a obtenu son diplôme au gymnasium de Lausanne, en Suisse. Il se rendait en Allemagne, à Wannsee (près de Berlin), où la famille Skoropadsky s’installa finalement à la fin de 1921. Pendant un certain temps, Danylo a travaillé comme ouvrier dans l’usine Siemens&Schuckert, puis il est entré dans un collège technique à Charlottenburg, et après la fin d’études a travaillé dans l’usine électrique Siemens&Halske.
A l’époque, le mouvement politique ukrainien en exil se divisait en trois groupes : les républicains de la République Populaire Ukrainienne, les cercles conservateurs et les nationaux-révolutionnaires. Viatcheslav Lypinsky, Serhiy Shemet, Mykola Kotchubey, Oleksandr Skoropis-Yoltukhovsky ont fondé en Autriche en 1920 l’Union ukrainienne des fermiers-agriculteurs, que l’Hetman a rejointe.
L’idée d’une succession héréditaire au pouvoir de l’Hetmanat a soulevé la question du futur héritier de Hetmanat. Selon le cercle proche de Skoropadsky, il pouvait s’agir du deuxième fils de l’Hetman, Danylo. A cette époque, Danylo était profondément impliqué dans les activités de la communauté ukrainienne et le mouvement de la jeunesse ukrainienne. Il a dirigé l’organisation étudiante « Dnipro », participait aux travaux du Club au nom de Lypinsky, entretenait des relations étroites avec les plus proches collaborateurs de son père : Viatcheslav Lypinsky, Dmytro Dorochenko, Serhiy Shemet et d’autres membres de la direction néo-monarchiste. En 1925, Pavlo Skoropadsky a proposé à son fils d’accepter la direction du mouvement Hetman après lui. Il a écrit : « Si, en 1918, j’ai été guidé par mon intuition alors que je cherchais un moyen de sortir de la situation critique pour mon pays, aujourd’hui, je place de manière consciente et réfléchie, sur mes épaules et de mes descendants cette lourde croix et le devoir de soutenir l’Etat ukrainien. Mon devoir est de mener les personnes partageant les mêmes valeurs et idées, mais de choisir mon successeur digne du grand honneur et de la grande responsabilité de devenir le leader de la nation ».
Compte tenu de la responsabilité, Danylo a demandé une année de réflexion, à l’issue de laquelle il a donné son accord. Au début de l’année 1933, Danylo a quitté son emploi à l’usine pour se consacrer entièrement à ses activités au centre Hetman. Le 16 mai 1933, le jour de son 60e anniversaire, Pavlo Skoropadsky a proclamé solennellement Danylo comme son successeur.
Danylo Skoropadsky est décédé le 23 février 1957, dans des circonstances mystérieuses. Un rapport médical indique que la cause du décès était une hémorragie cérébrale, bien qu’aucun examen post-mortem n’ait été effectué. Sa pierre tombale dans le cimetière de Hampstead à Londres porte l’inscription : « Construire l’Ukraine pour tous et avec tous. »