Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Concours de dessin sous les bombes et incubateur manuel. Comment l’hôpital pour enfants fonctionnait dans la ville assiégée de Tchernihiv

Guerre
17 janvier 2023, 17:59

Actuellement, à l’hôpital régional pour enfants de la ville de Tchernihiv, peu de choses rappellent les terribles journées de mars 2022.  Seuls des sacs de sable obscurcissent certaines fenêtres du rez-de-chaussée. Personne ne veut évoquer ces moments sans nécessité. Le temps a quelque peu effacé les souvenirs affreux, les cicatrices se sont guéries, et c’est tant mieux. Mais il est peu probable qu’un jour on puisse oublier complètement ce qu’on a vécu.

Dans l’après-midi du 28 février, un éclat d’obus a blessé la jambe de Vadym (11 ans) dans la cour de sa maison à Kiinka, une banlieue de Tchernihiv. Il fut le premier sur la terrible liste des victimes des combats qui ont été emmenées à l’hôpital régional. Sa mère, Olena, a porté son garçon dans ses bras pendant une bonne partie du trajet car l’ambulance a refusé de passer sous le feu, et s’il n’y avait pas eu un voisin qpour les récupérer à mi-chemin, elle aurait probablement marcher jusqu’à l’épuisement.

Quand les bombardements ont commencé, Olena et deux enfants se trouvaient dans la maison. Leur invité, Serguiy, un ami proche de la famille, était dans la cour. Des Russes campaient à proximité, donc le village a été visé à bout portant. “Au début, un Smerch a volé près de la maison, se souvient la femme, la maison a été secouée, elle s’est soulevée et est retombée sur place. Toutes les fenêtres se sont envolées, les portes se sont tordues et ouvertes.” La mère et les enfants sont sortis mais n’ont pas osé courir chez les voisins, où il y avait une cave. Les bombardements venaient de l’autre côté. “Nous avons réalisé que nous ne pouvions aller nulle part, explique Olena, nous avons simplement mis les enfants par terre et nous nous sommes couchés sur eux. Moi sur le plus âgé, Serguiy sur le plus jeune.”

Pendant le bombardement, l’homme a admis qu’il ne sentait plus son corps. Sa tête s’est mise à saigner, et le petit Ihor (8 ans), qu’il couvrait, a commencé à crier, raconte la femme. Et Vadim a dit qu’il avait mal à la jambe. “Je regarde et tout est visible, tout est brisé, se souvient la femme. Mais mon fils m’a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais tenir le coup, oncle Serguiy va plus mal, aide-le« .”

Malheureusement, il n’a pas été possible d’aider Serguiy. Il est resté conscient pendant un moment, puis a commencé à agripper le sol avec ses mains et il est mort. La femme a bandé la jambe de son fils, a crié, mais personne n’est venu pendant un long moment. Puis les voisins sont venus, ont aidé à préparer les enfants et à recouvrir le corps du défunt.

Alors que Vadim subissait déjà une intervention chirurgicale, la femme a senti que sa jambe lui faisait également mal. Un fragment d’obus est sorti, un autre est resté coincé: “Les infirmières, pendant qu’elles soignaient mon garçon, m’ont aussi fait une suture pour que mes enfants ne puissent pas voir ma blessure.” La mère et les enfants sont restés à l’hôpital pendant environ deux semaines, jusqu’à ce que l’hôpital soit bombardé. Passer deux fois sous le feu est un autre plaisir. Mais quitter Tchernihiv encerclé n’était pas facile non plus. Des amis sont venus de Kropyvnytskyi et ont emmené la famille à travers les champs de mines, car le seul pont sur la Desna avait explosé la nuit avant leur départ.

Déménagement au premier étage et au sous-sol

La ville de Tchernihiv ne possède pas son propre hôpital pour enfants.  Les petits patients de la ville et de la région sont donc traités à l’hôpital régional spécialisé. Avant la guerre, les 500 lits de l’hôpital étaient rarement vides, mais depuis le 24 février, tout a changé. Les enfants subissant un traitement planifié ont été renvoyés d’urgence. L’hôpital n’a pas son propre abri anti-bombes, donc dès le premier jour, les sous-sols ont commencé à être préparés pour l’hébergement des patients et du personnel. Chaque département disposait de ses propres pièces dasn les sous-sol, où étaient entreposés tout un bric-à-brac : vieux lits, béquilles, cartons d’appareils, etc. Maintenant, tout cela a été jeté ou adapté.

L’air dans les sous-sols est fétide, il y a des champignons sur les murs, il n’y a pas de ventilation. Mais ces conditions, comme il s’avèrera plus tard, ne dérangeront pas trop les futurs résidents. Beaucoup d’entre eux perdront leur maison et seront heureux d’avoir la possibilité de rester à l’abri du froid et des bombardements, au moins de cette façon.

Au 25 février, il y avait environ 200 personnes dans l’établissement: membres du personnel médical, travailleurs avec leurs familles, enfants qui n’avaient pas été ou pas pu être évacués, avec leurs parents, habitants des maisons environnantes. Il restait deux ou trois femmes à la cantine qui cuisinaient pour ces 200 personnes. Pendant le siège, leur soupe chaude était peut-être le plat le plus délicieux au monde. “Pendant les hostilités, nous avons travaillé comme un hôpital qui fournit une assistance aux adultes et aux enfants, explique Natalia, infirmière en traumatologie. Quand il y avait une explosion quelque part à proximité, on nous amenaient les blessés. Nous avons vécu avec nos familles, dormi sur place. Je ne suis rentrée chez moi que le samedi et le dimanche pour me détendre un peu, parce que c’était très difficile émotionnellement et physiquement. S’il y avait de la place, ils dormaient dans la salle (au sous-sol, – ndlr), s’il n’y en avait pas, les médecins étendaient des matelas dans les couloirs et y dormaient dans des sacs de couchage. Et nous avions des chiens ici, et un rat, et un lapin, et un chat.”

En raison des bombardements constants, tout l’équipement des salles d’opération du sixième étage a été demenagé. Quatre blocs opératoires ont été aménagés dans des petites salles au rez-de-chaussée. Les fenêtres étaient protégées par de sacs de sable. Les médecins opéraient avec des lampes frontales dans le froid. Ensuite, ils deplaçaient les patients au sous-sol. La réanimation cardio-pulmonaire et la pose de garrots se pratiquaient dans les couloirs. “ On mettait les blessés ici, explique Mykola Lyutkevych, chef du Département d’orthopédie pédiatrique et de traumatologie. Si les blessures étaient superficielles, on effectuait des opérations de sauvetage et on arrêtait les saignements sous anesthésie légère. Si une anesthésie générale était nécessaire, les patients étaient emmenés dans d’autres salles d’opération, où un générateur et un équipement approprié étaient connectés.”

Il y avait deux générateurs. Le gros qui alimentait la réanimation, et le petit de trois kilowatts pour le reste. “Il y a eu des cas où nous l’avons mis en route, nous avons commencé à opérer, l’équipement respiratoire fonctionnait, et nous devions encore utiliser un sclapel électrique. Nous l’avons allumé et tout s’est éteint, parce quil n’y avait pas assez de courant. Alors les anesthésistes ont utilisé un insufflateur manuel Ambu pour maintenir la respiration de l’enfant sur la table d’opération.”

Les médecins l’avouent : jusqu’au bout, ils pensaient que c’était une provocation qui finirait bientôt. Jamais de leur vie ils n’auraient pu imaginer qu’ils auraient à voir des corps d’enfants et d’adultes mutilés par des bombes, des cadavres dans les couloirs. Un homme avec une mitrailleuse, membre de la défense territoriale, qui est venu rendre visite à ses enfants.

Mykola Lyutkevych

La première hospitalisation de masse due aux hostilités a eu lieu le 3 mars. Les ocupants ont largué six bombes sur une clinique de cardiologie voisine. Certaines d’elles ont frappé la file d’attente, où se trouvaient de nombreux enfants. 37 patients blessés ont été admis immédiatement. “C’est le moment où, malheureusement, nous avons dû “classer” les patients, en réalisant que, finalement, nous ne pourrions pas sauver les cas les plus graves, dit le docteur Lyutkevych. Ils n’ont reçu que des soins primaires, car ils savaient qu’il n’y avait pas assez de ressources pour tous, et que pendant ce temps 10 enfants pouvaient être sauvés. Lorsqu’on reçoit une personne suite à un accident et que toute une équipe se mobilise autour d’elle, c’est une chose, mais lorsqu’il en arrivent 37 en même temps, c’est autre chose. J’ai changé de tenue deux fois, parce qu’elle était couverte de sang. Сil y avait des militaires, des enfants, des grands-parents déchirés en morceaux.”

Plusieurs équipes pouvaient opérer un même patient

À cette époque, il restait environ 40 membres du personnel de l’hôpital sur 500, et ils devaient travailler sans arrêt. Même les parents dont les enfants suivaient un traitement étaient impliqués dans le travail. Les infirmières étaient physiquement incapables de porter les corps lourds des blessés. “On a fait des pansements avec des bandages et on a dit : les gars, on a besoin d’aide. Ils devenaient blancs, rouges, essoufflés, car ils n’avaient jamais vu autant de blessures, de sang, d’os qui dépassaient, mais ils faisaient tout ce qu’il fallait. » Cependant, même le personnel médical n’était pas prêt pour cela. Même les infirmières ont été surprises par les volumes. Elles réussissaient à porter secours à un soldat avec des blessures de 30 à 40 centimètres de long mais utilisaient tout leur stock de pansement. “Après les attaques de bombes à fragmentation, explique le médecin, tout le corps est recouvert de fragments de métal. 30 à 40 fragments chacun et, bien sûr, vous avez besoin de beaucoup de matériel de pansement.”

Les personnes qui arrivaient avaient une odeur de brûlé si particulière, explique Natalya, qu’il fallait les laver pour déterminer où étaient les plaies. Émotionnellement, tout était très difficile. Je me préparais psychologiquement à tout accepter. Parce que l’essentiel est de fournir de l’aide. Et vous devez écouter ce que dit le médecin. S’il a dit de faire un bandage, même si c’est effrayant, les mains le font.”

Selon les médecins, les blessés présentaient presque toujours des lésions à divers organes. Ainsi, très souvent, des équipes différentes opéraient le même enfant en même temps. Les ophtalmologistes retiraient des fragments et recousaient l’œil, les traumatologues s’occupaient des os et les chirurgiens thoraciques travaillaient avec eux. Certains enfants ont été opérés cinq fois. De nombreux patients ont nécessité des opérations beaucoup plus complexes: des opérations reconstructrices qui nécessitent un équipement spécial. Mais dans les conditions du blocus, il était impossible de les faire. À la première occasion, on tentait de les évacuer vers Kyiv ou Lviv, puis vers l’Union européenne. Les militaires et les bénévoles ont beaucoup aidé.

Mon père et moi allions à l’autre bout de la ville chez nos amis, pour recharger nos téléphones, lorsque les tirs de missiles à fragmentation ont commencé, explique Bohdan. Je me souviens de l’impact, de la lumière, et quand j’ai repris mes esprits, j’ai vu une autre explosion devant moi. ”

Le garçon a essayé de se lever, mais il n’a pas pu car sa jambe était cassée. Lorsque les bombardements ont cessé, les gens sont venus et ont appelé une ambulance. Le père inconscient a été mis dans un camion et transporté à l’hôpital régional pour adultes. Une ambulance a emmené Bohdan dans la salle des enfants et il a été immédiatement emmené pour une intervention chirurgicale. Il avait des blessures au pied droit, au genou gauche, un éclat dans l’œil et de nombreuses blessures sur le corps. Une fois opéré, il a été transporté au sous-sol. A proximité, il y avait un garçon avec une commotion cérébrale, une fille avec un bassin endommagé et un autre garçon avec un genou blessé. “ Je n’avais peur que d’une chose, c’est que je ne puisse plus marcher,” admet Bohdan. Juste avant sa sortie, il a appris qu’il ne reverrait plus son père. De nombreuses semaines s’étaient écoulées avant cela. Selon Bohdan, son père était mort d’une attaque trois heures après le bombardement, “parce qu’il était très inquiet pour moi.

Nous n’aurions jamais pensé qu’en temps de paix nous aurions quelqu’un pour collecter les armes, poursuit Mykola Lyutkevych. Il y a encore un an, cela paraissait surréaliste. Dans un hôpital pour enfants, on court avec des chapeaux sur la tête, des poupées et des petites voitures pour rendre les enfants heureux.”

Mais que faire lorsqu’un blessé arrive couvert de sang avec une mitrailleuse et des grenades à la ceinture? L’un des médecins s’est porté volontaire pour collecter et stocker toutes les armes dans son bureau. Il fallait aussi déterminer le lieu où seraient déposés les corps des soldats morts. Il n’y avait ni peur, disent les médecins, ni fatigue, car on était sous adrénaline tout le temps. “A six heures du soir, il faisait déjà nuit, se souvient Lyutkevych. Vous montez les escaliers, et quelqu’un s’approche et pleure sur votre épaule. Les filles, les garçons. Nous plaisantons les uns avec les autres, nous nous soutenons mutuellement. Après avoir lu un rapport officiel, nous avons pleuré et sommes allés encourager tout le monde.” Il admet que la peur l’a rattrapé plus tard, quand les combats avaient déjà pris fin et que les gens ont commencé à se remémorer ce qu’ils avaient vécu.

Au début de la guerre, il y avait cinq bébés prématurés pesant environ 900 grammes à l’hôpital. Ils auraient dû se trouver dans des incubateurs néonatals, où un microclimat est créé pour eux. Mais que faire lorsqu’il n’y a ni énergie dans les batteries ni électricité pour faire fonctionner les incubateurs? Les anesthésistes pour enfants ont emmené les bébés au sous-sol, où il faisait un peu plus chaud, et ont créé eux-mêmes ce microclimat. Plus tard, ces enfants ont été évacués.

Selon les médecins, en général, les enfants des sous-sols se sont adaptés très rapidement à la situation. L’essentiel est que maman ou papa soit là et qu’il y ait quelqu’un avec qui jouer et avec quoi jouer. Bien sûr, dans de telles circonstances, personne ne séparait les enfants. Ils ont tout vu : du sang et des cadavres. Heureusement, beaucoup ont finalement pu quitter la ville. Mais en attendant, ils devaient être occupés à quelque chose. Les médecins ont donc décidé d’organiser un concours de dessin. Ils ont pris une pile de feuilles et les ont distribuées. “ Tout le monde se demande d’où vous tenez votre énergie, qu’est-ce qui vous donne de la force ? raconte le traumatologue. Et bien, justement, ça. La conviction que nos enfants grandiront dans un état de paix et de victoire. Quelque part, pas loin, il y a des explosions, des blessés, du sang, mais les enfants dessinent. Oui, nos enfants sont des enfants de la guerre, mais ils apprécieront probablement notre indépendance plus que nous.

Malheureusement, tous les enfants n’ont pas pu être sauvés. Deux garçons (de 15 ans chacun), abattus dans un village près de Tchernihiv, n’ont pas pu être amenés à l’hôpital. Un garçon de 9 ans qui, avec ses parents, a essuyé des tirs, a été opéré pendant plus de huit heures, mais les blessures étaient si graves que deux jours plus tard, il est décédé sans sortir du coma.

Récemment, un puits a été foré dans les sous-sols de l’hôpital pour enfants, afin qu’en cas d’urgence, il dispose de sa propre eau et n’ait pas à utiliser l’eau technique de la piscine. Le problème des générateurs est résolu également, maintenant il y en a beaucoup, pour répondre à tous les besoins. Le personnel a réussi à changer les 237 fenêtres et à réparer avant l’hiver le toit endommagé par les obus à fragmentation. Et pourtant, la guerre n’est pas finie, donc les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujours recouvertes de sacs de sable, et le masquage des lumières est maintenu. Au cas où, il reste encore un ensemble minimum d’équipements pouvant être déployés à nouveau, si besoin, dans des salles d’opération.

Auteur:
Roman Malko