Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Comment on devient un soldat. L’histoire d’un immigré français qui est rentré en Ukraine pour rejoindre les Forces armées

Guerre
17 décembre 2022, 15:09

Nous avons rencontré ce combattant répondant au pseudo « Den » après que son unité spéciale internationale fut sortie de Bakhmut, l’un des secteurs des combats les plus acharnés sur la ligne de front. Cette rencontre n’aurait jamais eu lieu sans l’amour d’un homme pour ses parents, son pays et sa passion pour la pêche. Depuis 2014, « Den » vivait en France, en quête de lui-même et à la poursuite de sa carrière professionnelle. Il aurait pu obtenir la nationalité française. La veille de la grande invasion il avait été amené à passer quelques jours en Ukraine, et il prit par la suite la décision d’aller sur le front. Il nous raconte son histoire.

A propos de la vie à l’étranger et de son retour

J’ai grandi à Sievierodonetsk et y ai vécu jusqu’en 2014. Mais en 2014, ma femme et moi, nous avons quitté l’Ukraine. Lorsque les séparatistes ont pris la ville, ils venaient frapper à ma porte, ils cherchaient à me faire coopérer. J’étais dans l’audit, je travaillais avec de grandes entreprises, j’étais représentant régional dans les régions de Donetsk et Lougansk. J’avais des relations et ils voulaient obtenir des tuyaux : qui on pourrait mettre sous pression pour « saisir » des fonds, du matériel, etc. De telles attaques de ces prédateurs étaient alors une tendance à la mode. Ils passaient dans la boîte, le directeur se planquait et moi, en tant que directeur par intérim, je devais me démerder. Il y avait pas mal de choses désagréables et donc j’ai plié bagages et suis parti.

Ma femme et moi, nous avons vécu en France pendant huit ans, nous essayions tant bien que mal d’y trouver notre place. Ça allait pas mal et je pense que nous parvenions à atteindre nos objectifs. Ma femme est joueuse de volley-ball professionnelle, elle est championne d’Ukraine, de France, de Grèce, a remporté plusieurs championnats. Moi aussi, je suis un ancien athlète, j’ai joué au basket, mais aujourd’hui c’est plutôt un niveau amateur. Au cours de ces huit années, je retournais souvent en Ukraine et je n’ai pas changé de nationalité, bien que j’en ai eu l’opportunité. Pour moi, c’est une question de principe, puisqu’au fond de mon âme, je suis un Ukrainien et ma patrie reste ici.

J’étais venu voir mes parents à Sievierodonetsk le 19 février. Je rêvais d’aller pêcher sur les bords de l’Oskol, le lac du barrage près de Chuguyev, mais le matin du 24, le premier missile est arrivé. Il est tombé près de l’aéroport, non loin de la ville. Le second a explosé à 500 mètres de chez moi à Chyste Ozero. Ce jour-là, nous n’avions pas encore réalisé toute l’ampleur de l’invasion, comme à Kyiv ou dans d’autres grandes villes. On n’a pas vu d’unité de diversion et de renseignements, pas de contact rapproché à l’ennemi. Mais le lendemain, les bombardements massifs ont commencé, mon quartier a été visé et j’ai dû passer la nuit dans un bunker. Bien qu’il s’agisse moins d’un bunker que d’un sous-sol ordinaire d’une école, non-aménagé. Son seul avantage, c’est la bouche de ventilation. L’électricité et le gaz ont été coupés presque tout de suite. A cette époque, d’intenses combats ont été livrés du côté de la ville Schastya. Nos gars s’étaient installés en position défensive vers la centrale électrothermique et les Russes essayaient de les en déloger. J’étais au fait de ce qu’il se passait là, il y avait beaucoup de mes camarades de combats que je connaissais depuis l’époque de l’opération antiterroriste de 2014.

Le 25 février, j’ai décidé de faire du bénévolat. J’ai fait participer tous mes amis de France, et с’est grâce à eux que des camions remplis de médicaments et d’aide humanitaire ont été envoyés vers l’Ukraine. J’avais un minibus et je me suis mis à faire sortir discrètement les gens qui voulaient quitter la ville. À un moment donné, Sievierodonetsk a connu une crise humanitaire, restant privée des produits alimentaires. En plus des bombardements en continu, les gens craignaient de sortir dans la rue. Mon ami et moi avons emmené des produits surgelés d’entrepôts détruits, mais souvent il n’y avait pas moyen de les cuisiner. Tant qu’il y avait encore du gaz, on les faisait cuire dans sa cuisine pour nourrir les enfants. Tout сe qui se passait sous nos yeux, c’est au-delà des mots. Au début, ces gamins des sous-sols couraient, souriaient, mais quand les bombardements commençaient, c’était la panique totale, ils se mettaient à crier parce qu’ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Leurs parents étaient également sous le choc.

J’ai essayé d’expliquer aux gens qu’il ne fallait pas rester et attendre on ne sait pas quoi, qu’il fallait partir. J’ai persuadé plusieurs de partir vers l’Europe, je leur ai donné des contacts. On vous aide dès votre arrivée, je leur disais. La diaspora des sportifs est importante et grâce à elle, en tant que bénévole, j’ai pu résoudre beaucoup de problèmes rapidement. Merci aux gars qui allaient sans faille à notre rencontre. Les Ukrainiens qui vivent à l’étranger et les athlètes que j’ai rencontrés comprenaient bien la complexité de la situation. Les athlètes sont toujours dans un état de survie. Malgré le niveau de leurs revenus, ils sont souvent obligés de repartir de zéro. Les terrains changent, on voyage de ville en ville avec rien que deux sacs et on recommence, encore et encore. Ces gars comprennent bien ceux qui doivent tout quitter et partir, et donc ils réagissent tout de suite.

Au bout d’un moment, j’ai quitté la ville pour aller à Dnipro, j’ai fait sortir mes parents. J’ai essayé de me caser là et avec l’aide d’amis j’ai trouvé un travail. On m’a proposé le poste de responsable de l’entrepôt, un bon salaire, mais la situation était en train de s’aggraver, les stocks réunis par les bénévoles s’épuisaient et il est devenu de plus en plus difficile de les reconstituer. C’était aussi dur psychologiquement pour mes parents, car il n’est pas facile d’accepter que tu as perdu tout ce que tu avais accumulé au cours de ta vie. J’ai décidé d’aller avec eux à Jytomyr.

A propos du chemin vers l’armée

Un jour, mon frère, qui était déjà dans les Forces armées, m’appelle et me dit qu’il a besoin d’aide, il faut conduire une voiture de Kyiv à Jytomyr. Je suis arrivé, nous avons parlé. Il m’a demandé ce que je pensais faire. Ce à quoi j’ai répondu qu’il fallait aller défendre la patrie, faire ce qui était en notre pouvoir pour tenter d’améliorer les choses. Je ne suis pas du tout un homme de guerre, je n’ai jamais eu de rapport avec ça. J’avais tenu une kalachnikov entre mes mains à trois reprises lors de la formation prémilitaire des jeunes, mais sans aucune pratique cependant. Mon frère me demande : « Veux tu devenir chauffeur ? Tu vas travailler à l’arrière-front et tu t’occupes du ravitaillement. » Je dis : « certes, mais s’il y a aussi un peu d’entraînement militaire, alors je suis OK. »

Malgré tous mes traumas du sport, j’ai été validé par le commissariat militaire en un quart d’heure et j’ai reçu ma fiche d’identité militaire. Le 3 juin, j’étais déjà dans l’unité, j’ai eu une voiture et la tâche de préparer les documents pour les volontaires de la Légion internationale. Le 22 juin, je suis parti dans la région de Louhansk. Ma tâche était d’accompagner une unité militaire, de tout coordonner entre les unités avec lesquelles elle était censée coopérer et puis après deux jours de retourner à Jytomyr. Mais à Lyssychansk, j’ai réalisé que je serais plus utile là. Je suis un autochtone, je connais très bien cette région. De plus je suis pêcheur, un peu chasseur, et par conséquent je connais tous les sentiers et tous les coins. De par mon passé de commercial, je connaissais les rues et les entreprises. Donc j’ai pris la décision de rester avec l’unité, même si je n’y connaissais personne.

À propos du parcours de rodage ou du premier baptême de combat

Ma femme a été sous le choc, mais elle m’a soutenu. Elle est toujours très inquiète. Je lui ai un peu menti. Et je me suis probablement menti à moi-même, aussi. Je n’étais pas sensé participer aux combats, mais c’est ainsi que les choses se sont déroulées. Lorsque nous avons pris notre position à PTI (une usine de produits techniques en caoutchouc, qui produisait auparavant des pneus pour tracteurs, bateaux et matelas pneumatiques), j’étais engagé dans la logistique, la rotation des unités et la communication. Tout cela devait passer par moi, parce que j’étais du coin. Ma première expérience du combat s’est faite sous les attaques au mortier et les tirs de chars lorsque nous avons pris position. Nous ne connaissions pas encore la situation, nous n’avions pas établi de communication et d’interaction avec les unités voisines.

Donc, je suis assis à côté de la voiture, moi militaire (déjà considéré comme tel) et avec moi trois boîtes d’approvisionnement de combat. Il s’est avéré plus tard qu’il s’agissait de lance-grenades antichar… Et je suis assis dessus, rien de plus. Les gars devaient se mettre en position, et tenir. Et les frappes arrivent à 30, 15 mètres. Que faire ? Je ne sais pas. A Lyssychansk, je n’avais pas peur. Après le 25 février, moi, comme un civil ordinaire qui n’a pas de gilet pare-balles, je ressentais cette peur. Quand ça frappe et que toi, tu cours avec une casserole, puis avec autre chose, soit pour faire les courses, soit dans la ville, en essayant d’acheter quelque chose ou de cuisiner quelque chose, alors là, tu as peur. Cependant quand nous sommes arrivés à Lyssychansk, il n’y avait pas de peur, mais on ne savait pas comment agir.

Cette nuit-là, il y a eu de très puissants bombardements et nous avons perdu une voiture. C’était d’abord, une fusée éclairante puis les obus arrivaient. Mais d’une manière ou d’une autre, j’y ai survécu, j’ai cessé d’y prêter attention. J’ai placé la voiture sous un arbre pour que lorsque le drone la survole, il ne puisse pas la voir. Ma voiture n’a pas de peinture de camouflage, c’est une voiture civile ordinaire. La seule chose qui la distingue, c’est la plaque noire. PTI se situe en banlieue de Lyssychansk, l’usine était déjà fermée, les anciens ateliers étaient détruits et tout autour, il y a des montagnes de gravats et de déchets de ferraille. Le matin, quand les mecs sortaient, je somnolais encore dans ma voiture, car je n’avais pas dormi de la nuit. Eux, ils font : « Bah, t’es là ? » « Bon ben, oui, » dis-je. « Ça alors, on était sous les bombardements toute la nuit. » Les frappes, en effet, tombaient dans la plupart des cas derrière les positions, exactement là où se trouvaient les voitures. J’ai survécu, c’était un baptême du feu amusant.

À propos des étrangers

Je parle français, il est donc plus facile pour moi de communiquer avec des francophones. Et mon anglais est moyen. Je peux dire de petites phrases, mais si l’interlocuteur commence à parler beaucoup, alors je ne comprends pas vraiment.

Les Occidentaux qui venaient chez nous pensaient que la guerre allait être plus facile, que l’artillerie allait les protéger pour de vrai. Mais elle ne suffit pas, alors il s’avère que nous encaissons les coups, et il leur est difficile de l’accepter. Certains d’entre eux ne sont tout simplement pas prêts pour cela. On avait un Français qui travaillait à la poste, qui n’avait jamais eu d’arme entre les mains. Il a rapidement suivi une sorte d’entraînement quelque part, fait quelques tirs sur un champ de tir et c’est tout. Il n’était pas prêt pour une telle guerre. Oui, il était sur les positions. Mais ce n’était pas un combattant. Je ne peux pas dire de moi-même que je suis un combattant. Je ne crois pas être un soldat des forces spéciales. Un combattant, c’est quelqu’un qui sait clairement quoi faire dans une situation critique. Par exemple, nous avons eu un cas où nous sommes restés avec le deuxième bataillon – il y avait beaucoup de 200e et 300e (code donné aux morts et aux blessés -ndlr). Tout le monde ne peut pas rester calme devant les cris, s’occuper des corps des morts, les sortir des décombres, ou ramasser les corps et les mettre dans les sacs. Parfois, il est absolument impossible de mettre un corps dans un sac, comme il se doit. Et tout cela se fait sous les frappes. Mais quelqu’un doit le faire. Je ne sais pas d’où m’est venu un tel sang-froid. Si je suis là, alors je dois le faire. C’est ainsi que je le perçois. Ceux-là, tu les fais évacuer, ceux-ci, tu les fais partir en rotation, tu fais des efforts pour leur apporter plus de nourriture et d’eau…. Et il y a des soldats qui ne peuvent même pas jeter un coup d’œil vers ça. Les Géorgiens, ils comprennent un peu mieux cette guerre. Ils ont également été constamment sous les tirs, ils ont vu les mêmes choses pendant la guerre chez eux, quand les Russes ont annexé l’Ossétie du sud en 2008.

On peut parler longtemps de l’unité internationale, puisque chacune de nos sorties, c’est toute une histoire. Une compagnie de personnages truculents, pas mal de gens incroyables. Comme nous sommes une compagnie mobile pour des missions spéciales, nous travaillons comme des groupes de combat mobiles antichars. Nous sommes rarement dans les tranchées. Il y avait des endroits où il fallait tenir les positions, mais surtout, c’est tu sautes, tu travailles et tu pars.

A propos de l’avenir dans l’armée

Je ne resterai pas dans l’armée. Il y a trop de défaillances et je ne veux pas perdre ma vie pour un système qui ne peut pas être réparé. Je ne suis pas satisfait d’un tel système – des ordres incompréhensibles, des phrases de type « c’est comme ça que ça doit être ». Je ne dis pas que j’ai refusé d’obéir aux ordres ou aux commandements, mais je les ai exécuté à ma manière, pour être le plus efficace possible, comme je l’ai toujours fait dans la vie civile. Autrement dit, la première chose que vous devez faire c’est de survivre et d’accomplir votre tâche, et surtout pas remplir sa tâche à tout prix et peu importe comment elle se termine.

L’armée change là où les gens veulent changer quelque chose. Là où ils ne veulent pas – rien n’évolue. Après Siversk, nous étions dans la région de Tchernihiv, engagés dans la restauration, le réapprovisionnement et l’interaction. Il y a trois compagnies dans le bataillon. La nôtre est sensiblement différente, car les soldats internationaux sont formés. C’est pourquoi il y a eu une proposition basée sur l’expérience des personnes qui avaient eu une véritable formation militaire dans d’autres pays de lancer un mini formation interne au bataillon. Au départ, tout le monde a soutenu l’idée, mais ensuite ils se sont mis à rire, disant que c’était irréaliste, impossible. Et tout vient du commandement. Mais le cours a eu lieu quand même. Sur les champs de tir, nous avons mis en place une formation antichar, les gens ont découvert les NLAW (missile guidé antichar suédo-britannique à courte portée), toutes sortes de lance-grenades à main. J’étais engagé dans l’ajustement de tir et d’armes personnelles, les gars qui étaient les meilleurs se chargeaient de la formation tactique, l’expert des « drones » assurait la formation sur les drones.

Bien sûr, il faut creuser la terre également et prendre des positions, mais en même temps, il faut trouver du temps pour enseigner aux gens. Quand j’ai vu comment fonctionnent les forces des opérations spéciales, ou comment des gars qui sont passés par l’armée américaine ou britannique, des étrangers qui en savent vraiment beaucoup, agissent, alors je donnerais volontiers deux semaines de ma vie pour apprendre ça. Pour voir de mes propres yeux comment se déplacer correctement, comment tenir une arme, comment couvrir un camarade, comment fonctionnent les binômes, les groupes de trois et tout ce qui est possible. C’est l’essentiel. Mais quand il n’y a rien de ça, et qu’en plus l’on se moque des étrangers, les mots me manquent. Je les défends sans cesse.

À propos de sa ville natale

Je sais ce qui se passe à Sievierodonetsk. J’ai mes contacts là-bas, mais maintenant j’essaie de ne pas communiquer avec eux. Il y a même des amis qui y sont allés pour récupérer quelques affaires, donc je connais la situation dans la ville. Il n’y a rien de bon là-bas. Les bâtiments sont détruits, 70% d’entre eux ne peuvent pas être restaurés. Il en va de même pour Rubizhne et Lyssychansk. Lyssychansk a brûlé devant moi, j’en suis parti avec les larmes aux yeux. Il est difficile de quitter les lieux de notre enfance. Il n’y a nulle part où revenir. Mais ce n’est pas ça le problème. Oui, c’est ma ville meurtrie, rasée, les lieux où j’ai grandi, mais ce n’est pas là le problème non plus. Depuis de nombreuses années, ils essaient de détruire le pays et de le diviser. C’est la pire des choses.

Auteur:
Roman Malko