Comment la Géorgie profite de la guerre russo-ukrainienne

Politique
22 novembre 2022, 16:11

Comment l’augmentation des exportations de la Fédération de Russie, la relocalisation des finances russes et la crypto-monnaie remplissent les poches du gouvernement géorgien

La position de la Géorgie sur l’invasion russe de l’Ukraine a été un choc pour de nombreux Ukrainiens en mars 2022. Le pays a hésité à se joindre aux sanctions et a tenté de préserver ses relations avec la Fédération de Russie. Plus encore, la Géorgie les développe. Tbilissi multiplie son chiffre d’affaires commercial avec Moscou par rapport aux années précédentes. Naturellement, cela éveille les soupçons sur le fait que la Géorgie aiderait la Russie à contourner les sanctions occidentales. D’autant plus que de telles accusations ont déjà été portées à plusieurs reprises par de hauts responsables ukrainiens. D’une manière ou d’une autre, il semble que l’État du Caucase du Sud tire un grand profit de sa position par rapport à la guerre russo-ukrainienne.

« Une croissance économique sans précédent en Europe »

Fin octobre, le Premier ministre géorgien Iraklii Garibachvili a annoncé lors d’une réunion gouvernementale que la croissance économique de son pays était de 10,2 % sur neuf mois, ce qui est « sans précédent en Europe ». Selon lui, les exportations de la Géorgie ont augmenté de 37,4 % sur neuf mois, générant près de 4 milliards de dollars de revenus.

Le Premier ministre géorgien a souligné que le tourisme dans le pays « reprenait à un rythme soutenu ». Ainsi, selon lui, par rapport à 2019, année record, ce secteur a déjà été restauré à 97,5%. Les revenus du tourisme se sont élevés à 2,5 milliards de dollars. « Je ne veux pas faire de prédictions à l’avance, mais jusqu’à la fin de l’année, nous prévoyons de maintenir cette croissance économique élevée, et nous prévoyons également une croissance économique à deux chiffres à la fin de l’année », a-t-il déclaré.

Le fait que Garibachvili parle autant de tourisme est plus important qu’il n’y paraît. Le « tourisme » comprend l’entrée dans le pays de milliers de Russes fuyant la mobilisation. Selon diverses estimations, leur nombre oscillerait entre 70 000 et 120 000 personnes, alors que la population de la Géorgie elle-même est d’environ 3,7 millions de personnes. Et ce ne sont pas seulement les Russes qui entrent dans le pays, mais aussi leurs capitaux. Selon Voice of America, au cours des neuf derniers mois, un total d’environ un milliard de dollars a été transféré de Russie en Géorgie. Les investissements russes dans des industries stratégiques telles que les secteurs électrique et financier sont déjà importants. Bien sûr, cela conduit à une augmentation des prix des produits et de l’immobilier, mais le parti au pouvoir « Rêve géorgien » rejette toute initiative de l’opposition visant à modifier le régime migratoire vis-à-vis de la Fédération de Russie.

De plus, du point de vue du gouvernement, il ne se passe rien d’inhabituel. Tout en louant la forte croissance économique du pays, les responsables gouvernementaux rapportent que les chiffres ne sont pas si différents de ceux d’une saison touristique traditionnelle, même si elle est terminée depuis longtemps.

Les fugitifs ne sont pas les seuls

Dans le même temps, certains signes indiquent que les capitaux russes qui ont traversé les Lars supérieurs [frontière russo-géorgienne, ndlr] n’ont pas tous été apportés par des migrants politiques russes. En juin, lors de la manifestation du German Marshall Fund à Washington, un député ukrainien, David Arakhamia, a appelé les États-Unis à prendre des mesures pour empêcher le contournement des sanctions contre la Russie via la Géorgie. Il a déclaré que Moscou « [utilisait] intensivement les banques, le système financier, les entreprises, etc. » géorgiens pour échapper aux sanctions.

« Si vous êtes un Russe sous sanctions, vous allez sur Internet, vous ouvrez une entreprise géorgienne, un compte bancaire à distance et vous lancez le processus », a-t-il expliqué. Cette remarque avait provoqué l’indignation du gouvernement géorgien.

D’autre part, les activités parallèles russes dans le secteur financier géorgien sont mentionnées dans le rapport du centre d’analyse Chainalysis qui traite de la crypto-monnaie. Il parait que la Géorgie a rejoint la liste des pays dans lesquels il y a eu une forte augmentation des visites de sites de crypto-monnaie russes depuis le début de la guerre. Un expert anonyme des transactions de crypto-monnaie en Europe de l’Est a aussi déclaré à Chainalysis que la crypto-monnaie pourrait jouer un rôle dans le financement du commerce extérieur de la Russie après son retrait de SWIFT. La Banque centrale de Russie a récemment accepté de légaliser l’utilisation de la crypto-monnaie pour le commerce et les paiements internationaux. Il est possible que certaines entreprises russes aient déjà commencé à effectuer de telles transactions. « Cela se produit probablement déjà à petite et moyenne échelle, et peut se généraliser », déclare l’expert.

Opérations commerciales

S’il est difficile d’affirmer avec certitude que les exportations « obscures » de la Géorgie vers la Russie sont financées par des crypto-monnaies, et qu’elles existent bel et bien, il n’en reste pas moins que le chiffre d’affaires commercial entre les deux pays a augmenté. Au tout début de la guerre, en mars, les exportations géorgiennes vers la Russie s’étaient effondrées. Mais ensuite, elles sont revenues aux indicateurs de l’année précédente et ont même commencé à croître à chaque trimestre suivant. Pour le seul troisième trimestre de 2022, les exportations géorgiennes de biens et de services vers la Russie se sont élevées à 216,727 millions de dollars, soit plus que pendant toute l’année 2021 : 189,035 millions de dollars. Au total, pendant la période de janvier à septembre, les exportations ont atteint près d’un demi-milliard. Il convient de noter qu’en 2021, elles avaient été supérieures à 2020, mais la croissance n’avait pas été aussi forte. Au moins une partie de cette croissance était due à la croissance des exportations de vin et des réexportations de voitures.

Les importations de la Fédération de Russie ont aussi augmenté. Sur les neuf premiers mois de l’année en cours, elles ont augmenté de 72,8 % (1,24 milliard de dollars) par rapport aux indicateurs de la même période en 2021. Selon le Service national des statistiques de Géorgie, la raison en est une augmentation des importations de pétrole russe (de près de 4,5%). Ainsi, en 2021, la Géorgie a importé du pétrole de la Fédération de Russie pour 96 millions de dollars, et en 2022 pour 431 millions de dollars, ce qui fait de la Russie la première source de pétrole pour la Géorgie cette année. Jusqu’en 2022, la Géorgie importait du pétrole principalement de Roumanie et de Bulgarie. Au début de l’année, la part de la Fédération de Russie dans les importations de pétrole était de 16 %. Mais en septembre, ce chiffre était déjà passé à 63 %, car au cours du premier mois de l’automne, la Géorgie avait acheté pour 94 millions de dollars de pétrole à la Russie.

Outre le pétrole, la Géorgie a également importé davantage de charbon russe (coke) et de margarine au cours des neuf premiers mois de cette année. Dans le même temps, selon les statistiques, de juin à septembre, près de 99 % de toutes les importations de farine et de blé proviennent de Russie. De cette manière, le pays ignore les sanctions imposées par l’Occident sur les produits énergétiques et agricoles russes, aidant la Fédération de Russie à trouver de nouveaux marchés pour ses produits.

Position confortable

Quelle que soit la situation réelle des exportations géorgiennes « au noir » vers la Russie, on peut clairement dire que Tbilissi essaie de tirer le meilleur parti de la guerre en poursuivant une politique de non-alignement. D’une part, c’est étonnant, car une partie du territoire de la Géorgie reste occupée par des séparatistes pro-russes, d’autre part, cela semble assez logique. La clé de cette affaire est la personnalité de l’oligarque russo-géorgien Bidzina Ivanichvili, principal sponsor du parti « Rêve géorgien ». Dans son article sur la façon de se débarrasser des trous dans la raquette de l’assise économique de la Russie, le Washington Post appelle à élargir la liste des personnes qui devraient être sous sanctions pour l’avoir soutenue. Et parmi elles, Ivanichvili, que le Post appelle « le dirigeant de facto de la Géorgie ».

Finalement, la question de savoir si Ivanichvili est un agent russe ou simplement un homme d’affaires nihiliste n’est pas si importante. Par contre, ce qu’il faut faire vraiment, c’est comprendre de quels avantages économiques bénéficie le gouvernement géorgien grâce à sa position par rapport à la guerre russo-ukrainienne.