Serhiy Demtchouk ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Ce qu’il faut voir d’Izioum

Guerre
6 novembre 2024, 09:59

Notre ancien rédacteur en chef, Serhiy Demtchouk, sert actuellement dans l’armée ukrainienne. Dès qu’il a une possibilité, il nous raconte la vie des soldats sur la ligne de front.

Nous nous sommes réveillés à six heures. Il n’y avait pas d’eau, nous ne pouvions donc pas nous laver. Nous sommes allés dans la région de Kharkiv, dans une ville près d’Izioum. Le mot de passe du matin était un mot… un mot très proche de mon cœur. Bien sûr, cela m’a remonté le moral.

Les buissons le long de la route sont jaunes, rouges, chauves et nus. Les ruines sont dans un silence de pierre noire. Sur la route de Lyman à Izioum, tout a été détruit. Il est presque impossible de trouver une maison qui ait survécu. Même les arbres survivants sont rares.

Dans la ville proche d’Izioum, où nous nous sommes arrêtés, on parle ukrainien. J’ai entendu des travailleurs dans un magasin, des hommes et des femmes de tous âges. Ils parlaient de pêche. Un agent de sécurité bien portant montrait des photos de poissons sur son téléphone. On aurait dit qu’il allait prendre ses cannes à pêche et se rendre au lac juste après son service.

« Les pêcheurs, les cueilleurs de champignons et les chasseurs sont dérangés dingues », déclare une caissière.

« Ils veulent juste fuir la maison », ajoute un autre.

Je prends un café pour dix-huit hryvnias et je paie.

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« Lorsque je me suis rendu dans les régions de Donetsk et de Louhansk en tant qu’étudiant pour effectuer un sondage, avec une équipe de sociologues, tout le monde parlait ukrainien dans les villages », raconte Alex Becker, un camarade de la 2e Légion internationale. « Par contre, les villes sont russophones, car des gens de toute l’Union soviétique y ont été amenés. Dans ma ville minière de la région de Dnipro, il y avait même des gens venus de l’Altaï. Il y avait aussi des Allemands, des Juifs et des Tatars. Quatre familles allemandes vivaient dans mon seul immeuble. Quand j’étais petit, des Tatars se réunissaient pour un sorte de « qurultay » [assemblée politique et militaire de notables – ndlr]. On m’a même raconté qu’un Tatar de Crimée avait amené un cheval dans son appartement, au troisième étage, où il vivait. Le cheval avait peur de redescendre. Il a donc dû le découper pour en faire de la viande, directement dans l’appartement. Il s’agit probablement d’une fable. Mais ils m’ont raconté cela ».

En traversant Izioum, je ne cesse de penser au journal de Volodymyr Vakoulenko, écrivain ukrainien, dont le corps a été retrouvé dans une fosse commune après le retrait des Russes. Je me souviens qu’il mentionnait souvent les habitants qui espéraient la victoire du « monde russe ». Je me demande d’où ils venaient, dans ces petites villes et ces villages absolument ukrainiens. Je suppose qu’un seul déplacement ne suffit pas pour comprendre cela. Pour certaines personnes, peut-être, une vie entière ne suffit pas à comprendre.

Nous passons devant une maison dont toute l’entrée s’est effondrée à la suite d’un bombardement. À l’extérieur de la ville, j’essaie de prendre des photos du paysage incroyablement beau depuis la fenêtre de la voiture : la steppe décolorée, les collines grises au loin. Mais le téléphone ne lui rend pas justice, l’appareil photo n’est pas capable de capturer tout cet espace, la profondeur du ciel. Il faut le voir.