Anthropologie

Société
28 octobre 2022, 12:44

Il ne s’agit ni de racisme ni même de nationalisme, même si je ne vois rien de mal au nationalisme en tant que tel, et d’autant plus dans les circonstances actuelles. Je veux juste réfléchir aux Ukrainiens. Qui sont ils?

Là encore, qui sont les Ukrainiens – s’agit-il avant tout des origines ethniques? Ou d’une forme de continuité, comme on peut la voir dans mon village de Malyutyanka près de Kyiv, où Mykola Pymonenko (un peintre ukrainien du XIX siècle, membre de l’Union internationale des arts et des lettres de Paris – ndlr) a peint ses tableaux, et aujourd’hui, à l’arrêt de bus, je vois les mêmes visages, littéralement les mêmes que dans le Musée national ukrainien?

Ou s’agit-il d’une croix dans le village de Bilky en Transcarpathie, près de l’église qui comporte une liste exostose du clergé (lat. paroch) sans interruptions ni omissions depuis le XVIIe siècle? Où devons-nous parler de la région de Donetsk, où non seulement les villages, mais aussi les villes jusqu’aux années 1930 étaient ukrainophones à 90%? Probablement, parce que les origines ethniques existent. Mais les Ukrainiens, ce sont aussi nos concitoyens aux noms de famille arméniens, géorgiens, juifs, russes et turcs, qui, ont commencé à parler ukrainien (ou n’ont pas encore commencé, mais c’est seulement une question de temps). Ils vivent et respirent ensemble sans hésitation ni réflexion excessives. Je suis parmi eux. Nous sommes Ukrainiens, et c’est tout.

L’autre jour, j’ai donné une interview à un journaliste français et il m’a demandé directement : « Ne pensez-vous pas que pour un pays en guerre, les gens ici sont trop gais et insouciants? » Il faut ajouter que nous parlons d’une pizzeria à la mode, dont le propriétaire était au front depuis le 2014 et est revenu au front en février 2022, mais le journaliste ne le sait pas encore. Il pose sa question, car plusieurs personnes souriantes et pleines de vie entrent à l’intérieur et commandent joyeusement, comme elles le feraient à Naples ou à Palerme. Et je dois expliquer à mon collègue que, tout d’abord, ils pourraient vraiment le faire à Bologne, Stockholm ou Boston, parce qu’ils sont font tous partie de la même communauté: soit des professeurs de sciences humaines de réputation internationale, soit des écrivains avec des traductions dans plusieurs langues européennes… Mais le fils unique de ce monsieur aux cheveux gris a été tué il y a deux mois, et il sourit. Non, il ne rit pas, mais il sourit.

Je ne donne pas de noms, consciemment, parce que je ne veux blesser personne dans cette atmosphère sensible, mais ce sont des gens en chair et en os, ils sont réels et cet enfant était réel. Je me souviens de ce garçon, il y a vingt-cinq ans. Ses parents l’emmenaient avec eux au travail parce qu’il n’y avait personne pour le garder. Ce garçon était si vif, intéressant, plein d’esprit qu’il nous fascinait avec ses questions… J’ai quelques héros morts dans mon entourage. Littéralement, je les connaissais depuis leur enfance. Eh bien, je suis en vie et ils ne sont plus de ce monde. Leurs parents sont aussi vivants, je ne sais pas et j’ai peur de savoir ce qu’ils ressentent, mais à l’extérieur, si j’ose dire, ils restent concentrés, aimables et énergiques. Chacun a des choses à faire, certains collectent des fonds pour des kits de premiers secours, des voitures, des drones, des satellites, d’autres se trouvent sur leur lieu de travail.

Et d’ailleurs, le fait que les Ukrainiens d’aujourd’hui ne soient pas négligés, pas misérables, qu’il soit agréable de les regarder même dans les endroits où les frappes sont régulières – c’est aussi, quoi que vous disiez, un facteur de sécurité. Et aussi le fait que l’Ukraine ne s’est pas effondrée… Regardez, la poste fonctionne (à la fois, publique et privée), les cliniques fonctionnent, la protection sociale fonctionne, les supermarchés n’ont pas cessé de livrer et de vendre des huîtres. Je ne sais pas comment se faire plaisir avec des huîtres aujourd’hui, mais peut-être, pour quelqu’un, c’est un facteur de sécurité, qui sait ? Psychologiquement !

Tout fonctionne, des institutions comme les entreprises, de grandes sociétés, ainsi que des petits ateliers. Ici et maintenant, toutes ces discussions sur failed state sont absurdes. Il est tout à fait clair que sans soutien purement militaire, sans subventions monétaires régulières, l’Ukraine n’aurait pas survécu, mais nous le percevons naturellement comme un paiement qui vient de la part du Premier Monde, pour sa propre sécurité, qui est garanti avant tout par la résilience ukrainienne, et au deuxième lieu, par les armes et le renseignement.

C’est de la biologie/anthropologie ukrainienne incroyable! En général, la volonté de vivre n’est pas liée aux valeurs, certains peuples en ont plus, d’autres moins. Les Finlandais, par exemple, on eu le nombre le plus élevé de suicides en Europe. Et les Cubains dansent à chaque occasion depuis soixante ans. Mais à ce stade-là, la volonté de vivre des Ukrainiens est un phénomène! La volonté de commodité, d’ordre dans l’acception ordinaire du mot «consumériste», la volonté de restaurer ce qui a été détruit, brisé et brûlé. Il est important de garder la volonté de vivre quand il n’y a pas d’opportunités ou de raisons de continuer à vivre. La volonté de rester soi-même et de résister – certains résistent directement aux envahisseurs, d’autres à la destruction et au chaos, d’autres encore à l’incertitude, malgré tout le confort relatif que l’on peut ressentir.

Je regarde mes Kieviens: des gens magnifiquement habillés, de belles femmes, de beaux hommes et surtout des enfants – pour une raison quelconque, nos enfants sont particulièrement beaux, probablement, nous en avons toujours eu, mais maintenant c’est frappant – et je comprends qu’il est inutile d’essayer de faire quelque chose avec ce matériel humain, il est inutile de rêver de le détruire, surtout par la force brute.

Il existe toutefois un autre versant et une autre partie des compatriotes, moins attrayante, mais on aura cette conversation la prochaine fois.