MACEI ZANEVYTCH responsable du programme de coopération internationale au centre analytique polonais "Energy Forum"

L’Europe change de politique énergétique. L’Ukraine est indispensable à ces changements.

Économie
27 janvier 2023, 16:01

L’agression à grande échelle de la Russie en Ukraine a fait réfléchir les politiques et les experts européens. Ils ont revu non seulement leur attitude envers la Russie, mais aussi leurs priorités en matière de politique énergétique. Cependant, cela a créé d’autres défis et le risque d’une plus grande dépendance de l’Europe vis-à-vis d’autres régimes non démocratiques. Sans une Ukraine libre, il sera très difficile de changer le système énergétique européen pour un système sûr, bon marché et écologique.

La politique énergétique en termes très généraux comporte trois dimensions : économique, environnementale et sécuritaire. Dans la dimension économique, son objectif est de fournir de l’énergie au prix le plus bas possible, ce qui est bénéfique à la fois pour la population et pour l’économie. Mais c’est sans tenir compte des énergies fossiles, par exemple le charbon, qui a un coût pour la santé humaine et économique à long terme.

C’est pourquoi la dimension environnementale est tout aussi importante, puisqu’il convient de limiter les émissions de gaz à effet de serre. L’instrument standard de cette dimensiosn de la politique énergétique est le système d’échange de quotas d’émission (SEQE) de l’Union européenne. Grâce à lui, les conséquences à long terme sont traduites en finances ici et maintenant, donnant aux économies des pays de l’UE une impulsion économique pour limiter les émissions. Sinon, il serait difficile de convaincre les investisseurs de limiter les gains potentiels à court terme au profit de l’humanité dans un avenir incertain.

Cependant, les deux dimensions susmentionnées ne tiennent pas compte du facteur de sécurité politique. La dépendance à l’importation de matières premières énergétiques provenant d’une seule source est comme une dépendance à la drogue. Le revendeur peut nous demander des « services » ou un prix de plus en plus élevé en échange de la dose suivante. C’est une approche pratiquée par la Russie depuis des années.

Dimensions différentes

Les Etats européens ont pris en compte ces aspects à des degrés divers dans leurs politiques énergétiques. La Hongrie s’est presque entièrement concentrée sur l’aspect économique. En achetant du gaz et du pétrole bon marché à la Russie, elle ne souhaitait pas diversifier ses sources d’approvisionnement ni investir massivement dans les énergies renouvelables. Viktor Orbán, quant à lui, était heureux de mener une politique étrangère « multi-vectorielle,» étant l’équivalent hongrois de Viktor Ianukovitch (ancien président de l’Ukraine). Malheureusement, dans le même temps, il renforçait la dépendance énergétique de son pays vis-à-vis de la Russie, dont héritera un futur gouvernement plus démocratique et moins pro-russe.

Le modèle Energiewende de transformation énergétique de l’Allemagne repose sur le développement dynamique des énergies renouvelables. Le côté le moins respectueux de l’environnement de ces changements, cependant, a été le développement de centrales électriques au gaz, nécessaires pour stabiliser le système pendant les intempéries dont dépendent ces énergies. Pour qu’une telle transformation ne génère pas trop de coûts, il a été décidé de s’approvisionner en gaz bon marché en provenance de Russie. L’Allemagne s’est expliquée sur ce point avec le concept de « Wandel durch Handel« , c’est-à-dire le changement par le commerce, qui supposait qu’en commerçant avec des États autoritaires, on pouvait les démocratiser. Cependant, ce n’était là qu’une justification morale de la négligence manifeste de la dimension sécuritaire.

La Pologne peut être un exemple d’État qui s’est concentré principalement sur la sécurité. Cet État, qui dépendait du gaz russe depuis des décennies, a constamment investi dans d’autres sources – un terminal GNL et le gazoduc baltique de la Norvège. Grâce à cela, la Pologne, qui importait autrefois exclusivement du gaz de Russie, a démarré 2023 avec zéro importation de ce pays. Cependant, dans le même temps, elle a négligé les investissements dans les énergies renouvelables, c’est pourquoi 70 % de l’électricité produite dans le pays provient encore du charbon. Les autorités affirment qu’elle est toujours rentable, car elle est bon marché par rapport aux autres sources d’énergie qu’on utilise dans l’UE. Mais ce n’est qu’un effet à court terme des prix élevés du gaz, qui, de plus, ne tient pas compte des énormes subventions publiques accordées à l’industrie minière, qui se trouve au bord de la faillite.

Révolution

La majorité des États européens n’avaient pas pris très au sérieux la menace que représentait la dépendance vis-à-vis des importations de gaz russe. Ou ils se sont trompés en croyant qu’il était possible de séparer les affaires de la politique. Chaque fois qu’un Polonais, qu’il s’agisse d’un politique ou d’un expert, mentionnait les menaces politiques pesant sur la construction de Nord Stream 2 en Allemagne, il était balayé avec l’argument que « ce n’est qu’un projet commercial » et que l’opposition à ce projet était la manifestation d’une russophobie.

La perspective différente de pays comme l’Ukraine, la Pologne ou la Lituanie est liée à leur expérience douloureuse de la coopération avec la Russie, un État qui n’avait aucun scrupule à utiliser la dépendance à son gaz pour exiger des concessions politiques et qui abusait de son monopole. La Russie a récompensé l’obéissance avec des prix du gaz bas et a puni les États politiquement affirmés avec des augmentations. C’est notamment pour cette raison que la Pologne payait le gaz plus cher que l’Allemagne. L’exemple le plus frappant de cette pression est la tentative russe de soudoyer Victor Ianoukovitch avec du gaz bon marché pour qu’il refuse de signer l’accord d’association avec l’UE. Mais il y avait déjà eu des crises du gaz sur la ligne Kyiv-Moscou.

Cela ne s’appliquait pas aux États d’Europe occidentale. Mais seulement jusqu’à une certaine période. À l’automne 2021, la Russie a limité au maximum les livraisons de gaz à l’Europe, et a également restreint le remplissage des stocks de gaz appartenant à Gazprom et situés dans l’UE. Ils représentaient environ 12 % du volume total de gaz dans l’UE. Cela a suffi pour que les prix des matières premières sur les bourses européennes bondissent à des niveaux sans précédent.

C’est le moment où la Russie a commencé une guerre hybride avec les États de l’UE et de l’OTAN, se préparant à une attaque à grande échelle contre l’Ukraine.

Réaction

Cela a eu un effet de retour à la raison dans toute l’UE. Lors de l’imposition des sanctions, l’Europe a réagi de manière relativement rapide et décisive (pour une organisation qui prend de telles décisions à l’unanimité). C’est sur la question des matières premières énergétiques qu’il a fallu le plus de temps pour parvenir à un consensus.

Mais même dans ce cas, des mesures concrètes ont été prises : un embargo sur le charbon, des limites de prix sur le gaz et un embargo sur le pétrole transporté par voie maritime, qui couvrait environ 90 % des matières premières provenant de Russie. Un compromis n’a été consenti qu’en ce qui concerne les États les plus dépendants, qui importaient du pétrole par oléoducs.

Changement de mentalité

Cependant, le changement le plus important en Europe s’est produit dans la perception de la Fédération de Russie et de sa politique énergétique. Des pays comme l’Allemagne ont commencé à prendre la sécurité énergétique au sérieux, en investissant dans de nouveaux terminaux GNL et en réduisant à zéro les importations de gaz en provenance de Russie en septembre 2022. Les partisans de la construction de Nord Stream 2 se sont tus. De timides discussions sur l’avenir de Nord Stream 1 ont même commencé.

Il est difficile aujourd’hui de trouver quelqu’un qui ne serait pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle le Kremlin utilise les matières premières énergétiques à des fins politiques. Une tendance positive est également que dans des pays comme la Pologne, on comprend de plus en plus que les sources d’énergie renouvelables et l’énergie nucléaire sont non seulement bonnes pour la planète, mais aussi moins chères que les énergies fossiles. Et ces pays renforcent leur sécurité énergétique. Le soutien aux énergies renouvelables et à l’énergie nucléaire en Pologne a considérablement augmenté au cours de l’année écoulée.

Et après?

Cependant, nous arrivons à la question clé : combien de temps ces changements dureront-ils ? N’y a-t-il aucun risque que nous retournions au statu quo ante et que nous recommencions à faire du commerce de matières premières avec la Russie ?

Il est fort probable que cela ne se produise pas de si tôt, voire jamais. L’UE a fait un bond en avant en augmentant ses investissements dans les énergies renouvelables, domaine dans lequel la Russie n’a rien à offrir, ni technologies ni matières premières.

Dans le même temps, les discussions sur la sécurité énergétique en Europe ont atteint des horizons plus larges. L’accent est de plus en plus mis sur la dépendance vis-à-vis de la Chine, qui est l’un des principaux producteurs d’équipements pour les énergies renouvelables. Si rien n’est fait, la dépendance envers la Russie sera progressivement remplacée celle envers la technologie chinoise.

Tout aussi préoccupante est la perspective d’une dépendance des importations d’hydrogène vert, appelé à devenir le carburant du futur. Il est produit à partir d’eau dans des électrolyseurs qui tirent leur énergie de sources renouvelables. En fournissant l’électricité, il redevient de l’eau. Le plus important est que ce processus n’émet aucun gaz à effet de serre. Mais l’UE prédit déjà qu’elle ne sera pas en mesure de produire la quantité appropriée de ce carburant pour répondre à ses propres besoins. Il faudra qu’elle importe jusqu’à la moitié de ses besoins en hydrogène. Comment éviter de devenir dépendant d’une seule source ?

L’Ukraine est une solution aux problèmes européens

Ces problèmes pourraient être résolus par l’Ukraine. Avec son énorme potentiel d’énergies renouvelables, en particulier éolienne, à son réseau étendu d’approvisionnement en gaz, elle pourrait produire suffisamment d’hydrogène pour permettre aux pays de l’UE de diversifier leur approvisionnement énergétique. Lorsqu’elle deviendra membre de l’UE,  l’hydrogène qu’elle produit ne sera plus importé.

Une culture du travail et des compétences techniques élevées, avec des coûts administratifs relativement faibles, permettraient également de transférer la production d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques vers l’Ukraine plus rapidement que vers d’autres pays de l’UE. Il s’agit peut-être de l’une des premières étapes de la réindustrialisation de l’Ukraine dans le cadre de sa reconstruction d’après-guerre. C’est une bonne chose que cela se reflète dans le plan de reconstruction que le président Zelensky a présenté à Lugano.

Ce n’est que la première étape : changer la perception des États européens de la politique énergétique russe. De nombreuses solutions aux problèmes énergétiques européens se trouvent en Ukraine. Et c’est bien une des raisons pour lesquelles la Russie détruit ses villes, privant les Ukrainiens de l’espoir d’un avenir meilleur.

Cependant, d’un autre côté, c’est un argument de plus pour que les États européens soutiennent l’Ukraine dans cette guerre contre la Russie. Sans une Ukraine libre, il sera difficile de transformer l’industrie énergétique européenne pour qu’elle soit sûre, bon marché et écologique.

Maciej Zanevich est analyste des affaires énergétiques ukrainiennes et responsable du programme de coopération internationale au centre d’analyse énergétique polonais « Energy Forum ». Auparavant, il a travaillé comme analyste pour l’Ukraine et la politique énergétique à l’Institut polonais des affaires internationales (PISM).