Dmytro Krapyvenko ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire

Un soir de guerre : conversation prés du front

Guerre
1 avril 2023, 13:39

La nuit tombe. Nos chars d’assaut se mettent au travail. C’est bruyant et effrayant. Parce que nous sommes juste à coté, et parce que l’ennemi va bientôt riposter.

Les chars partiront, mais pas nous. Nous ne savons pas combien de temps nous devrons attendre la voiture qui nous ramènera vers nos positions. Pour l’instant, nous buvons du thé dans la cour d’un village avec des gars accueillants de la cinquième unité. Nous portons toujours nos armures et nos casques.

« Tu as laissé pousser ta barbe, je te reconnais à peine », plaisante un sergent. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était en été, près de la frontière biélorusse. Je lui ai immédiatement demandé comment Andriy Lyuty, mon compagnon d’armes et ami très proche, a été tué. Nous sommes devenus amis dès la première file d’attente au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire, et nous nous sommes rapidement rappelé des connaissances mutuelles datant de la période que nous appelons aujourd’hui la « première guerre », c’est-à-dire les années 2014-2021. Par la suite, chacun de nous a pris son propre chemin. Nous nous sommes rencontrés une fois au combat et un autre, sur un terrain d’entraînement. Et puis il y a eu l’attaque d’Izium : j’ai survécu, mais pas Andriy…

« Je vais te raconter, c’est moi qui l’ai sorti du champ de bataille », dit le sergent.
Nous fumons. Nous parlons d’Andriy et d’autres morts. Nous nous souvenons des combats d’Izium, qui ont été les premiers pour nous. Plein de gens nous ont rejoint, pour discuter.

« C’est bien, les gars, que nous puissions partager cela entre nous », ai-je dit. « Il est peu probable que vous raconterez cela à quelqu’un à la maison un jour ».

« C’est sûr », un des soldats a fait un signe de la main, « ils diront que nous mentons »…

Je déteste qu’on me dise : « Dis-moi ce que tu ressens ». Les soldats ne se posent pas ce genre de questions entre eux. Et quand ça vient de la part des civils, cela ressemble à de la moquerie, à quelque chose de contraire à l’éthique. C’est comme demander à une personne handicapée s’il est difficile de se déplacer dans la ville en fauteuil roulant. Si on commence à raconter tout en détail, de « a » à « z », un interlocuteur non préparé sera choqué, pleurera peut-être, ou voudra plutôt oublier l’histoire. Ce n’est même pas la peine de commencer.

De manière générale, tout cela a déjà été décrit dans des reportages, de la fiction et des films. Il y aura un million des récits oraux des seuls soldats de première ligne. Et aussi de ceux qui étaient dans l’occupation, des réfugiés civils qui se cachaient des bombardements et erraient sans électricité ni eau. Où trouver cet endroit qui contiendra toutes ces histoires ? Existe-t-il dans la nature ?

Les mendiants professionnels savent ouvrir les plaies et les exhiber. Cela fait partie de leur « métier ». Les personnes en bonne santé ne font pas cela. Il faut accepter qu’on ne puisse pas tout dire à tout le monde. Jamais. Il n’y a pas assez d’oreilles, d’yeux et de cœurs libres pour accepter ces téraoctets et mégapixels de souffrance et de douleur. Certaines personnes trouveront du réconfort dans la psychologie, mais la plupart d’entre elles enfouirons leur expérience dans le cercle des « leurs », ceux qui ont traversé la même expérience : là où ils seront compris. Trouver « son cercle » pendant la guerre, et surtout après, est le chemin du bonheur, que nous collectionnerons soigneusement et méticuleusement, comme des douilles dans un stand de tir.