Bogdana Fedun, membre du Congrès Mondial des Ukrainiens, est une bénévole qui s’est rendue à Kherson pour apporter de l’aide humanitaire aux soldats et à la population. Elle partage ces impressions avec Tyzhden.fr dans son reportage.
Après quelques heures de route Kyiv-Mykolaiv, on s’approche des zones de combat. La route, endommagée par les chenilles de chars, fait un bruit particulier sous les roues. Par-ci par-là on voit des carcasses de véhicules brûlés avec des « Z » marqués dessus. Les cicatrices de la guerre sont visibles partout : les villages pilonnés, les champs d’agriculteurs sont constellés de tirs d’artillerie.
Photo: vue de voiture
C’est la troisième fois que nous venons à Kherson, avec un groupe de bénévoles. En novembre, on était sur place 5 jours après la libération de la ville. Nous avons pu ressentir la joie de la libération. Les habitants se rassemblaient sans plus ressentir de peur. Des immenses queues pour obtenir de l’aide humanitaire, charger son portable et appeler des proches se formaient dans les rues. Nous avons pu nous rapprocher du pont Antonievsky, et un drone russe a été abattu au-dessus de nos têtes. Quelques minutes plus tard, l’armée russes a employé l’artillerie, en ciblant les positions de l’armée ukrainienne en face. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’approcher ce pont : l’artillerie russe pilonne les quartiers où vivent des civils et les snipers ciblent toute personne qui s’approche de la rive.
Photo: Un militaire ukrainien montre un fusil récupéré après la libération de Kherson et qui appartenait à un sniper russe. Son ancien propriétaire a indiqué dessus avoir tué 8 ukrainiens avec.
Depuis les abords de la ville, nous sommes accompagnés par des militaires. On remarque les rubans rouges des deux côtés de la route : un signe qu’elle a été déminée. Nous rencontrons les membres de la défense territoriale qui poursuivaient leur entraînement depuis ce matin. La brigade est formée de bénévoles. Ils ont été directement mutés sur les premières lignes dans la région de Mykolaïv et Kherson. En 12 mois de guerre à grande échelle, l’expérience du combat de cette brigade est reconnue par l’état-major général. Ils ont subi des pertes et ne ratent pas une occasion pour se perfectionner et étudier la technique et la tactique.
Les femmes, présentes aux entraînements de la brigade ce jour-là, se prêtent à une discussion. « Nous étions tous ensemble dans un club d’arts martiaux, explique l’une d’elles. Rejoindre la défense territoriale le 24 février était un choix naturel. Certes, mon fils n’a pas vraiment aimé cette idée, mais il est fier de moi. Je suis heureuse qu’en 2021, j’ai pu lui montrer Mariupol, avant que les Russes aient rasé la ville entièrement ».
Photo : les militaires de dos
«Vous voyez, aujourd’hui on est dimanche, les Russes peuvent commencer à pilonner d’ici une heure, nous dit le chef de la brigade. Ils sont à deux kilomètres.» Le commandant faisait partie des troupes d’infanterie de marine qui ont été disloquées après l’annexion de la Crimée. Il se souvient parfaitement comment tout s’est passé en 2014, lorsque les Russes sont entrés sur le territoire de la péninsule.
« La guerre a commencé en 2014 et beaucoup parmi nous ont déjà connu les combats. Puis ils ont même eu le temps de s’intégrer dans la vie civile, raconte-t-il. Nous avons des équipes techniques très spécialisées. Après l’invasion à grande échelle, tous ont repris du service et retrouvé leur activité. Nous conduisons beaucoup de travail de déminage, à la demande des habitants. Nous n’avons jamais vu une telle concentration des mines ! Une habitante nous a demandé de faciliter le passage jusqu’au cimetière : les Russes ont même miné les tombes. Et c’est sans compter le nombre de mines que nous avons détruit sur les chemins vers les habitations civiles. On a fait exploser certains bâtiments, tellement ils étaient minés. Mais en même temps, faites attention : la plupart des champs sont encore minés. Pourquoi ? Nous considérons que les Russes peuvent revenir, avec une nouvelle offensive, il faut avoir de quoi les « accueillir ».»
Photo: la gare
Sur notre chemin de retour, on passe par la gare de Kherson. Sa directrice, Alla Lopata, nous y accueille chaleureusement. « Ça fait 21 ans que je travaille pour Ukrzaliznytsia, les chemins de fer ukrainiens. J’ai été mutée à Kherson en 2021, raconte-t-elle. Le 24 février, le dernier train était parti à 13 heures. Nous étions plongés dans l’inconnu. Il y avait aussi un train en provenance de Kalanchak ce jour-là… C’est par là que les Russes sont rentrés. Je ne trouve pas de mots pour expliquer la conduite de ces gens. Les Russes ont d’abord bombardé la gare, puis ils s’y sont installés. Ils ont pillé les magasins autour pour faire des réparations… ». À la libération de Kherson, les équipes de Ukrzaliznytsia ont été de retour le 13 novembre, soit à peine deux jours après le retrait de l’armée russe. Le 19 novembre déjà, le premier train reliant Kyiv et Kherson s’est mis à circuler. C’est une artère vitale qui permet de rétablir l’activité économique et de faire revenir les familles. « Il y a plus de gens qui rentrent à Kherson que de personnes qui partent, dit la directrice de la gare. Cependant, par des raisons de sécurité, il est impossible de sortir sur les quais avant l’arrivée du train.» Une précaution utile: juste après notre départ, les quais de la gare ont été bombardés, rendant impossible la liaison entre Lviv, Kyiv et Kherson. Heureusement, cette fois-ci, il n’y a pas eu de victimes.
L’occupation de Kherson, est encore très proche dans la mémoire des habitants. La peur est toujours là. Une partie de la population civile a pu fuir la ville pendant les premiers jours. Mais cela devenait de plus en plus difficile : les Russes ont cru s’installer à Kherson pour toujours et ont tenté de liquider tous les membres de la résistance ukrainienne présents en ville. Les fouilles des maisons durant la nuit, la mise en place de corridors de filtration à la sortie de la ville, les salles de torture… La population civile témoigne des méthodes atroces de harcèlement qui ont été mise en œuvre par la Russie, qui voulait inspirer la terreur. Les civils étaient plongés dans l’inconnu, une partie de la population s’est sentie abandonnée.
Les traumatismes, individuels et collectifs, sont immenses. La guerre est toujours là, d’autant que l’ennemi est juste d’autre coté de la rivière, d’où viennent des tirs permanents, semant la destruction et la mort. L’état d’esprit des habitants est fait de ces sentiments mélangés: celui du danger proche et la fierté de la liberté retrouvée, la persévérance pour résister et la prudence face au risque toujours là, le souvenir douloureux du passé et la confiance dans l’avenir.