Serhiy Korsunsky : « Nous avons un ennemi, le Japon en a trois »

Politique
15 avril 2023, 19:49

L’ambassadeur d’Ukraine au Japon, Serhiy Korsunsky, a détaillé pour The Ukrainian Week comment la guerre russe contre l’Ukraine affecte aussi la politique intérieure du Japon.

Lors de sa visite en Ukraine en mars, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a remis à Volodymyr Zelensky un shamoji (un ustensile de cuisine japonais) avec l’inscription « Nous allons certainement gagner ». Ces « shamojis de la victoire » étaient utilisés par les soldats japonais comme porte-bonheur pendant les guerres entre les Japonais et les Chinois (1894-1895) et entre les Japonais et les Russes (1904-1905). Ce geste du Premier ministre a eu un grand retentissement au Japon. Comme l’écrit le journaliste Takashi Hirano, certains ont perçu ce cadeau comme un acte de « cruauté envers les victimes de la guerre ». Cette réaction est-elle une manifestation du pacifisme japonais ?

– Ce sont vraiment des détails de la mentalité japonaise, qui nous semblent souvent très étranges. Certains parlementaires, notamment de l’opposition, ont écrit qu’il valait mieux que le Premier ministre apporte des chars plutôt que des shamojis. Quant à l’inscription, les Japonais ont leurs propres idées sur l’utilisation de certains symboles. Mais je tiens à dire que cela est tout à fait futile. C’était plutôt un prétexte pour se faire remarquer à la veille des élections locales [le 9 et le 23 avril — ndlr.]

Fumio Kishida et le « shamoji de la victoire ». Source : Twitter

En réalité, ce cadeau est très symbolique. Il est lié, tout d’abord, à la victoire du Japon sur la Russie dans la guerre de 1904-1905. De plus, il vient d’Hiroshima, d’où vient le Premier ministre. Et l’inscription sur le shamoji est un message très agréable pour nous. Bien sûr, la visite qui a été préparée de manière très confidentielle avec des millions de mesures de sécurité, excluait l’apport de chars. Outre les shamojis, Fumio Kishida a remis un cadeau des survivants des bombardements japonais. Il s’agit d’une lampe spéciale ornée de grues. Ce sont des choses symboliques pour le Japon qui en disent long. Mis à part les 500 millions de dollars d’aide.

Vous avez aussi mentionné les élections. Comment la guerre en Ukraine affecte-t-elle le processus électoral au Japon ?

– La cote du premier ministre a augmenté de 5 % à son retour de Kyiv. En effet, la situation au Japon est difficile : comme dans tout pays démocratique à la veille d’élections. Le pays sort tout juste et très lentement de la pandémie de coronavirus. Au Japon, les gens portent encore des masques, bien qu’il existe une autorisation officielle pour les enlever.

L’économie reprend aussi tout juste son cours normal, les salaires commençant à augmenter. Mais dans le contexte de hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, l’inflation et la chute de la monnaie nationale sont assez perceptibles. C’est bon pour les exportateurs, mais moins bon pour les salariés. Actuellement, la cote de popularité du premier ministre se situe donc au niveau de 43%. Selon les experts, dans toute l’histoire d’après-guerre du pays, ce n’est probablement que le troisième Premier ministre dont la cote après deux ans de travail se situe toujours à 43%. C’est beaucoup.

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Mais la lutte continue. Il ne s’agit pas d’élections générales au parlement, mais d’élections locales. Au Japon la structure du pouvoir dépend beaucoup de la situation sur le terrain. De nombreuses questions sont réglées par les assemblées locales. Effectivement, la question ukrainienne est présente, le soutien à l’Ukraine est un signal très positif, on le sent. Nous ne demandons rien, nous n’interférons pas dans les affaires intérieures du Japon. Mais quand certaines initiatives de soutien à l’Ukraine et aux Ukrainiens apparaissent, nous en sommes bien sûr reconnaissants.

À la fin de l’année dernière, le Japon a adopté trois documents importants : la stratégie de sécurité nationale, la stratégie de défense nationale et le programme de développement de la défense. Dans quelle mesure ces changements affecteront-ils l’Asie du Sud-Est dans son ensemble, étant donné que les pays de la région tentent de maintenir une approche plutôt modérée sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine ?

Les documents que vous avez mentionnés sont certainement des changements révolutionnaires. En général, le Japon n’a adopté de stratégie de sécurité nationale pour la première fois qu’en 2013. Voici un fait simple auquel nous ne pensons pas beaucoup quand les gens parlent du Japon. Nous avons un ennemi, et le Japon en a trois : la Russie, la Corée du Nord et la Chine. En ce qui concerne la Chine, la définition d’« ennemi » est peut-être un peu exagérée, néanmoins, Pékin revendique les îles Senkaku, constitue une menace pour Taïwan, et cause des problèmes en mer de Chine méridionale. Malgré le fait que le Japon essaie de maintenir de bonnes relations de travail avec la Chine, des menaces de la part de ce pays existent. Et les menaces sont absolument réelles.

L’ambassadeur Serhii Korsunsky lors d’une conférence à l’Académie de l’état-major interarmées du ministère de la Défense du Japon, le 6 avril 2023. Source : Ambassade d’Ukraine au Japon

Le 6 avril, le porte-parole du gouvernement a annoncé que Tokyo avait décidé de fournir des armes à des pays qui, selon leurs propres termes, partagent les mêmes idées. Quatre pays ont été mentionnés : le Bangladesh, la Malaisie, les Fidji et les Philippines. Il a aussi été noté que l’Ukraine n’est pas exclue. Des voix se sont déjà élevées au sein du parlement japonais, émanant de députés assez réputés, pour dire que le Japon devrait reconsidérer sa position orthodoxe de ne pas fournir d’armes, parce que la situation évolue et que l’Ukraine a besoin d’un tel soutien.

Mais même dans le cas des quatre pays cités plus haut, il ne s’agit pas des chars ou de missiles, mais plutôt de radars et de systèmes de surveillance. Cependant, même de telles armes nous seraient utiles. Nous devons gagner, nous devons renforcer notre sécurité, protéger le ciel. Et nous travaillons avec tous les pays qui peuvent donner quelque chose, notamment avec le Japon. Tokyo a été très actif sur le plan diplomatique dans la région, expliquant sa position sur l’Ukraine à d’autres pays, dont l’Inde et l’Indonésie.

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La propagande chinoise et russe est très forte dans les États mentionnés, et le Japon nous aide à trouver plus d’échos en Asie. Dans ce contexte, il est très important que, tout d’abord, nous ayons signé un accord avec l’ASEAN l’année dernière [Le 10 novembre 2022, l’Ukraine a adhéré au Traité d’amitié et de coopération en Asie du Sud-Est – NDLR]. Deuxièmement, nous ouvrons une ambassade aux Philippines. Troisièmement, nous menons actuellement (j’ai un mandat pour cela) un travail sérieux avec les trois pays insulaires car il y a différentes voix au sein du Forum des îles du Pacifique et ces pays jouent un rôle de plus en plus important dans la région. Le monde a changé, l’influence de la Chine augmente sur ces îles et les États-Unis tentent de la contrer. Bien sûr, le Japon a aussi sa propre vision, c’est une superpuissance régionale.

Le Premier ministre Fumio Kishida est parti pour l’Ukraine depuis New Delhi, où il a rencontré le Premier ministre indien Narendra Modi. La presse disait que le Japon tentait d’influencer la position de l’Inde concernant la guerre russe contre l’Ukraine. Le Japon peut-il d’une certaine manière influencer l’Inde qui, à son tour, est aussi un puissance régionale ?

– Historiquement, le Japon et l’Inde entretiennent des relations très spécifiques. Par conséquent, le Japon peut parler à l’Inde plus directement qu’aux autres pays. La position de l’Inde est extrêmement importante, c’est déjà le pays le plus peuplé du monde, un marché très intéressant et une superpuissance potentielle. Cependant, aujourd’hui, le PIB par habitant de l’Inde représente encore le quart de celui de la Chine. Autrement dit, l’Inde doit encore s’affirmer et pour cela, elle espère profiter de sa présidence du G20. Il ne faut pas oublier que l’Inde entretient traditionnellement de bonnes relations non seulement avec le Japon, mais aussi avec la Russie. Dans les grands cercles d’affaires et dans le milieu universitaire, il y a toujours une attitude favorable envers la Russie. Ils la considèrent encore comme l’Union soviétique et se souviennent de la façon dont l’URSS a aidé l’Inde.

Lors de la visite de Fumio Kishida à Kyiv, les dirigeants de l’Ukraine et du Japon ont annoncé qu’ils avaient décidé d’élever les relations bilatérales au niveau d’un « partenariat global spécial ». Pourriez-vous préciser ce que cela signifie ?

– Vous savez sûrement que nous avions des partenariats stratégiques à la fois avec la Chine, la Russie et les États-Unis ? Ces termes, dans la pratique diplomatique, n’ont généralement pas de définitions claires. Mais pour le Japon, tout est devenu très pratique. Jusqu’à présent, nous avons eu un partenariat global. Qu’est-ce que cela signifiait ? Que nous pouvions discuter (et nous l’avons fait !) de questions qui dépassaient les relations bilatérales.

Il y a quelque temps, l’ex-Premier ministre Shinzo Abe a proposé le concept d’« arc de coopération et de prospérité » qui couvrirait la région située entre l’Asie de l’Est et la mer Noire. Géographiquement, cet arc passe par la Chine et l’Inde. Les routes commerciales et divers projets étaient visés. Le Japon est devenu un partenaire du GUAM (groupe qui réunit la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbajdjan et la Moldavie). Il n’était pas indifférent à ce qui se passait en Ukraine.

L’ambassadeur Serhii Korsunsky au temple Sugawara Jinja à Kamisato, préfecture de Satama. Source : Ambassade d’Ukraine au Japon

Aujourd’hui, des négociations sont en cours pour conclure un accord sur l’échange de renseignement. C’est très important pour coopérer dans le domaine de la technologie et du complexe industriel de défense, ainsi que dans le domaine de la sécurité.

De plus, la déclaration conjointe du président Zelensky et du premier ministre Kishida, contient une mention de Taïwan et de la mer de Chine méridionale. C’est la première fois que l’Ukraine a pris position sur ces questions qui intéressent tous les acteurs mondiaux. Nous ne réalisons tout simplement pas que la mer de Chine méridionale est la principale route commerciale pour presque tous les pays du monde. Si vous ne passez pas par la mer de Chine méridionale, la route est, tout d’abord, incroyablement longue. Deuxièmement, il est difficile de naviguer, car toute la zone maritime est constituée d’une infinité d’îles d’Indonésie, de Malaisie et d’autres pays. Par conséquent, si vous faites le tour, vous avez de sérieux problèmes de navigation, de sécurité, de ports, etc. La mer de Chine méridionale a toujours été une artère majeure : 40 % du commerce extérieur de l’UE passe par cette mer. Des câbles sous-marins y sont posés. Si nous voulons que ces pays prennent soin de nous, nous devons prendre soin d’eux. Nous avons déjà reconnu la souveraineté du Japon sur les territoires du Nord. Nous avons maintenant déclaré notre position, qui est synchronisée avec celle du Japon, sur la mer de Chine méridionale et Taïwan. Ces positions sont désormais prises en compte par les pays de l’UE, avec lesquels nous essayons également d’établir des relations.

Le Japon a déjà alloué 400 millions de dollars pour la restauration des infrastructures critiques ukrainiennes. Y a-t-il des domaines spécifiques qui pourraient constituer une priorité pour le Japon, pour les entreprises japonaises, en termes de reconstruction d’après-guerre en Ukraine ?

En réalité, les montants des fonds alloués à de tels projets sont beaucoup plus importants. L’année dernière, plusieurs accords ont été signés pour allouer 170 millions de dollars pour des besoins urgents. Une aide supplémentaire de 470 millions de dollars a maintenant été annoncée. Mais tout cela n’est que le début. Ils concernent les infrastructures critiques, c’est-à-dire l’énergie, l’approvisionnement en eau et, ce qui est très important, le déminage. Autrement dit, il y a un ensemble de projets derrière ces chiffres, il y a un plan très détaillé, où il est indiqué à qui, quoi, combien. Les Japonais aident l’agriculture. Il s’agit de remettre en état des terres, de restaurer des infrastructures endommagées liées à la production agricole. Ils ont beaucoup d’expérience dans ce domaine, suite au terrible tremblement de terre et au tsunami qu’ils ont connu.

Fumio Kishida et Volodymyr Zelensky lors d’une réunion à Kiyv. Source : president.gov.ua

En fait, toutes les plus grandes entreprises japonaises, les ministères, ainsi que l’agence d’assistance technique et la Banque pour la coopération internationale ont pour mandat du gouvernement de préparer des projets à grande échelle pour l’Ukraine. Ils doivent être prêts pour le moment où la guerre s’arrêtera. Les derniers chiffres que j’ai vus étaient de 400 milliards et demi de dollars. Je pense qu’en réalité ce montant sera plus, environ 600 milliards. Cet argent, accumulé à partir de diverses sources, y compris des avoirs saisis russes, sera dirigé vers la reconstruction.