Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

L’horreur et le silence. Comment les Russes obligent les habitants du Donbass à se battre contre l’Ukraine

Guerre
14 septembre 2022, 15:57

Comment les Russes obligent les habitants du Donbass à se battre contre l’Ukraine

 

C’était un jour de printemps ensoleillé. Au milieu d’une cité dortoir se trouve une cour; un militaire en uniforme traîne un civil: celui-ci porte une veste de sport rouge, un jean bleu et des baskets blanches. Ils se dirigent vers un groupe de militaires. Les soldats sont distraits et le civil voudrait en profiter pour s’enfuir. Mais deux hommes «en tenue de camouflage» le capturent et un troisième arrive par derrière et lui donne un coup de batte. Le jeune homme se penche, il a mis un genou à terre. Les militaires le soulèvent. Puis ils lui mettent les mains dans le dos et tout le groupe sort lentement de la cour. C’est une vidéo d’une minute et demie, filmée à Louhansk. C’est ma ville natale et j’y ai habité avant l’occupation en 2014. Un inconnu a tourné cette vidéo par une fenêtre. Ce n’était pas un enlèvement. C’était une procédure de routine du Buureau du commandement militaire de la soi-disant «République populaire de Louhansk» qui tentait depuis deux mois d’exécuter le plan de mobilisation.

https://www.youtube.com/watch?v=qO4MQdEIzXg

Cette vidéo est rapidement devenue virale sur Internet. Mon ami de longue date Sergiy (j’ai changé son nom pour des raisons de sécurité) me l’a envoyée via WhatsApp. En 2015, il a été obligé de retourner à Louhansk; aujourd’hui il sait qu’il a commis la plus grosse erreur de sa vie. Au moment où je rédige cet article, Sergiy n’a pas quitté son appartement depuis 79 jours et il sait que rompre son isolement pourrait lui coûter la vie. Il ne s’agit pas de l’épidémie de COVID-19. «Les informations selon lesquelles les soi-disant Républiques Populaires se préparaient à la mobilisation ont commencé à circuler dès l’automne 2021. Mais à l’époque, il s’agissait de compléter les unités militaires, essentiellement avec ceux qui avaient déjà servi. De fait, dès le début du mois de février 2022, la mobilisation est devenue forcée», c’est ce qu’a rapporté la journaliste Tetiana Katrichenko, coordinatrice du programme «Problème des otages dans certains territoires des régions de Donetsk et Louhansk» et l’une des responsables de l’ Organisation non gouvernementale «Action des médias ayant trait aux droits de l’homme».

La mobilisation dans ces territoires temporairement occupés a été officiellement annoncée le 19 février 2022. La Russie a décidé de reconstituer ses forces en vue de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en le faisant payer avant tout aux habitants. Il ne fait aucun doute qu’un certain pourcentage de la population locale a soutenu «l’opération spéciale» et a souhaité exercer son «devoir civique» envers les «républiques» auto-proclamées. Tout donne à penser que cette population utilisée comme ressource humaine a été exterminée dès les premières semaines de la guerre. Au départ, seuls les hommes entre 18 et 55 ans étaient mobilisés. Mais à partir du 19 mars, elle a été étendue à ceux de 65 ans (pour mention: la durée de vie moyenne des hommes dans le Donbass est de 62 ans). Les autorités d’occupation ont organisé la mobilisation de façon de plus en plus brutale et sournoise, ce dont témoigne l’inertie de la population locale face à la participation à la guerre.

«Eh bien, si je vais au centre commercial, probablement ils m’attraperont. Si je vais me promener avec mon enfant pendant quelques heures, ils m’attraperont. C’est garanti», m’a dit Sergiy. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Les militaires continuent de distribuer des convocations, mais la plupart des destinataires ne bougent pas. C’est pourquoi les «chasseurs d’hommes», parfois habillés en civil, patrouillent dans les rues, attendent aux arrêts des transports publics et autres lieux fréquentés ou proches des résidences. Ils font également des raids sur les marchés, les magasins et les centres commerciaux. Des bus circulent dans Luhansk où sont amenés les hommes capturés par ces «chasseurs». Ensuite, ils vont dans les unités militaires, dont certaines sont envoyées sur le front. Il n’existe pas de statistiques sur le nombre de victimes parmi les «appelés sous les drapeaux».

Il n’est guère surprenant que les rues de la ville, (qui comptait autrefois 400 000 habitants), soient désormais vides. Il est très rare de voir un homme dans le centre, sauf si c’est un enfant, un adolescent ou un vieillard. Seuls, les militaires russes, contrairement aux «appelés sous les drapeaux», jouissent d’une certaine liberté. Ils se distinguent des populations locales non seulement par leur accent, mais aussi par leur manière de se tenir. C’est, comme dit le proverbe, ce qui permet de les repérer., surtout quand ils proviennent d’une province russe et qu’ils cherchent à prendre de la vie tout ce qu’ils peuvent attraper..

Cependant, comme c’est ingrat de capturer les gens dans la rue, ils ont recours à d’autres moyens. C’est ainsi que les entreprises sont devenues la principale source d’apport de soldats. Par exemple, le 10 avril, la Direction des renseignement du ministère de la Défense de l’Ukraine a rapporté que 1700 ouvriers de l’usine métallurgique d’Alchevsk ont été mobilisés. C’est l’une des rares entreprises industrielles de la soi-disant «République populaire de Louhansk». Il convient de préciser qu’il s’agissait là de la quatrième vague de mobilisation à l’usine. Et c’est loin d’être fini! Le 23 février, le chef de la «RPD» Denis Pouchiline a obligé chaque société de la soi-disant «République» à « fournir » à l’armée 50 % de son personnel masculin de l’âge approprié. Il est peu probable que les autorités de la RPL se montrent moins résolues.

En vertu des lois des «républiques», les étudiants ne sont pas soumis à la mobilisation. Mais les « lois » dans la RPD et la RPL ne s’appliquent pas réellement. Mon collègue, le journaliste indépendant Denis Kazanskyi, a enregistré une interview avec les «appelés sous les drapeaux», capturés par les militaires ukrainiens. L’un des prisonniers était Vladislav, 20 ans, étudiant d’une des université de Donetsk et futur ingénieur en informatique. Le Bureau du commandant militaire lui a d’abord envoyé plusieurs convocations, puis il a été emmené de force dans une base militaire à Makeyevka, puis à Belgorod. Et enfin, Vladislav et ses compagnons ont été lâchés en prévision d’un carnage près de Kharkiv. Heureusement, ils étaient déployés près de certains travaux de construction et lorsque les militaires ukrainiens sont tombés sur eux, ils se sont rendus sans combattre.

Le manque de compétence militaire n’est pas considéré comme un obstacle pour se retrouver sur le front. Par exemple, au début d’avril 2022, il a été indiqué dans la presse locale que toute l’équipe des musiciens de l’orchestre de la Philharmonie de Donetsk avait été mobilisée. Les habitants de la zone ont rapporté que les musiciens avaient été invités au tournage d’une vidéo et qu’au lieu de cela, ils avaient été emmenés dans une caserne. Le 12 avril, le journal en ligne russe «Moskovskiy Komsomoletz» a publié un article encensant «un célèbre pianiste de Donetsk qui venait d’être tué dans une bataille près de Marioupol». Il s’agit du jazzman Nikolay Zvyagintzev. Le sort des autres musiciens n’est pas connu.

Le Bureau du commandant militaire néglige aussi les conditions de santé. Un de mes amis de Louhansk, on va l’appeler Olexandr, est obligé de se cacher, bien qu’il ait 52 ans et qu’il ait des problèmes cardiaques. En fait, il est inapte, physiquement et psychiquement, au service militaire. Si le Bureau du commandant le retrouve, il peut mourir avant même d’être transféré sur le front. Mais Olexandr s’inquiète surtout pour son fils de 19 ans, qui souffre d’un trouble mental. On doit très bien le cacher, car les officiers ne regardent tout simplement pas les documents médicaux. Récemment, les représentants du Bureau de recrutement militaire sont venus frapper longuement à la porte de leur appartement. Des dizaines de milliers de familles de Louhansk ont mis au point l’art de feindre l’absence de chez eux. C’est évocateur de l’intrigue d’un thriller américain «Sans un bruit» ou «Un coin tranquille» (A Quiet Place). Le film évoque un monde post-apocalyptique, les rares survivants doivent demeurer dans le silence car des super-prédateurs sont très sensibles aux sons. Malheureusement, les officiers de recrutement militaire ont une bonne vision.

Sergiy et Olexandr, comme tant d’autres personnes, ne soutenaient pas la soi-disant «République Populaire de Louhansk», ils n’ont pas accepté les passeports de la république-fantôme, ni ceux de la Fédération de Russie. Ils veulent encore moins se battre contre l’État ukrainien et ses concitoyens. Ils y sont présents en raison de motifs personnels insurmontables. Depuis le 19 février, il est impossible de quitter le territoire des «Républiques» même pour aller en Russie. La seule solution pour eux est de se cacher. Tout comme les grands fans de Poutine, qui ont déjà compris que, pour les généraux russes, ils ne sont que de la chair à canon. C’est une sorte d’ironie chez les «hourra-patriotes» radicaux: la «république populaire» tant espérée, libérée des «banderovites» et «maidowns» (la contraction des termes «Maidan» et «syndrome de Down», a été inventé par la propagande russe pour humilier et offenser les Ukrainiens, qui ont pris part à la Révolution de la Dignité – ndlr.) est devenue un véritable piège.

Parmi les hommes attrapés par les militaires pro-russes il y a les chanceux, qui ne sont pas allés à la guerre. Ils sont actuellement chargés de garder les réserves et diverses installations à l’arrière, de décharger les wagons, de patrouiller, etc. Leurs salaires sont décents, bien au-dessus du salaire moyen dans les «républiques populaires». Mais cette chance peut être provisoire: personne ne peut garantir qu’ils ne seront pas précipités à l’improviste dans « l’opération spéciale » de Poutine.

De nombreux observateurs et analystes sont choqués par la soumission avec laquelle des milliers d’hommes dans le Donbass acceptent d’aller à la mort. Il est peu probable que leur loyauté envers la Russie et les «républiques populaires» soit à l’origine de cette situation. Il convient de préciser que depuis l’occupation au printemps 2014, donc il y a huit ans déjà, les habitants du Donbass occupé sont privés des liberté et des droits civils fondamentaux. Le pouvoir dans les «républiques populaires» a été instauré par la répression et la terreur. Alors, jusqu’à maintenant, personne ne sait, ce qu’il s’est réellement passé avec les résidents locaux qui sont devenus des victimes de massacres au printemps et à l’été 2014. Comme il n’y a aucun moyen de savoir combien de personnes sont passées par les «sous-sols» (c’est-à-dire les prisons illégales, où les Russes et les séparatistes pro-russes ont détenu, torturé et exécuté ceux qui ont été soupçonnés d’être déloyaux envers les nouveaux dirigeants).

L’invention la plus horrible des occupants fut le camp de concentration «Isolement » situé à Donetsk. C’est par le journaliste Stanislav Aseev, qui a survécu à deux ans et demi de détention, que le monde entier a été informé de l’existence de l’«Isolement». Mais en réalité, l’«Isolement» n’est que l’élément le plus connu du système de terreur construit dans le Donbass occupé. Les habitants de cette zone n’ont tout simplement pas le choix: tout refus de participer à la guerre contre l’Ukraine est passible non seulement d’emprisonnement, mais aussi de torture et même de mort.

«La mobilisation des citoyens ukrainiens dans les territoires temporairement occupés est contraire au droit humanitaire international, à savoir l’article 51 de la 4e Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. – a expliqué l’avocat Yuriy Bilous, qui récolte les preuves de crimes par les occupants depuis le début de la guerre. – Les citoyens de l’Ukraine qui se trouvent dans les territoires temporairement occupés sont considérés comme étant sous la protection de la Convention puisqu’ils sont sous l’autorité d’un État occupant. La Convention interdit la mobilisation des personnes qu’elle protège. De plus, les citoyens ont droit au respect et à la protection contre les actes de violence, le harcèlement et l’intimidation, qui accompagnent précisément la soi-disant mobilisation dans les territoires ukrainiens temporairement occupés». M.Bilous a spécifié que bien que les habitants des territoires occupés soient obligés de se soumettre à l’autorité de facto de l’État occupant, ils n’ont aucune obligation de fidélité envers ce dernier. Ainsi, il est impossible de les obliger à prêter serment de fidélité à l’État occupant, ni à servir dans ses forces armées ou ses structures d’appui.

Selon la loi ukrainienne, les «commissaires militaires» et autres participants à la «mobilisation» dans le Donbass occupé devraient répondre de leur responsabilité pénale en vertu de l’article 438 du code pénal ukrainien pour violation des lois et coutumes de la guerre. Les infractions pénales définies dans l’article sont de 8 à 12 ans ou de 10 à 15 ans d’emprisonnement ou la réclusion criminelle à perpétuité. Donc, la soi-disant mobilisation qui se poursuit à Louhansk, Donetsk et dans d’autres villes et villages du Donbass constitue une infraction. Plus précisément, il s’agit de l’une des multiples composantes de la politique criminelle que les Russes mènent en Ukraine depuis le début de l’agression en 2014. Cette mobilisation est aussi un outil de plus pour la destruction démographique, sociale, culturelle et économique du Donbass, que la Russie réalise depuis huit ans maintenant.

Une fois de plus, ironie cruelle! Les Russes détruisent et ruinent un pays sous couvert de slogans protecteurs.