Notre correspondant, Roman Malko, s’est rendu sur la ligne de front dans le sud de l’Ukraine, près de Zaporijjia, où les combats sont constants.
Nous sommes arrivés à la position des lanceurs de mortiers du bataillon Volyn à Guliaypilske, région de Zaporijjia, en fin de journée. Pour Diesel (en vie ordinaire Serhii Kovaltchouk), un combattant de Volyn, c’est son moment préféré pour faire le tour des positions. « La guerre commence généralement le soir », dit-il. « Toute l’élite sort le soir! Du moins, c’est comme ça que je vois les choses. Je ne sais pas comment c’est le matin, parce que je dors. Et je remercie Dieu pour cela. Car si je suis réveillé le matin, c’est que quelque chose a mal tourné ».
Diesel est en guerre depuis 2014. De fait, il connaît la guerre aussi bien que les généraux. Il est titulaire de deux décorations de l’ordre de Bohdan Khmelnytsky. Les présidents n’accordent pas de tels honneurs aux simples soldats, et encore moins aux volontaires. Mais ce n’est pas l’essentiel. Diesel est fiable, créatif et très professionnel. Tout est organisé et fonctionne parfaitement. Il apprécie ceux qui l’ont cru et lui ont fait confiance, et ceux qui sont avec lui lui rendent la pareille.
Nous sommes trois dans la voiture : le commandant qui conduit, un de ses combattants, David, qui est prêt à suivre Diesel jusqu’au plus profond de l’enfer, et moi. Avant d’entrer dans Goulyaypilske, le commandant fait le tour du quartier. Il traverse les steppes et les plantations, chasse les lièvres, qui sont nombreux, teste son tout nouveau système de brouillage de drones, rend visite aux médecins. Сe n’est que lorsque le soleil est sur le point de se coucher à l’horizon qu’il retourne à sa destination. Nous roulons très vite jusqu’au village.
Le fait est que l’entrée de Goulyaypilske est régulièrement la cible de tirs. Un drone FPV (« first person view » ou vue immersive – ndlr) éclaireur survole constamment le virage de la route. C’est pourquoi la vitesse est très importante dans ce cas.
Après avoir caché la voiture près d’une maison en ruine, nous nous rendons à « l’appartement » de l’équipe des mortiers. Ce serait un compliment d’appeler cela un appartement, bien sûr, c’est plutôt une sorte de maison pas complètement détruite parmi d’autres maisons pas complètement détruites. Trouver quelqu’un parmi ces ruines, sans connaître les repères exacts, c’est mission impossible. Mais plus on vit discrètement près de la ligne de contact, mieux c’est. L’ennemi surveille attentivement tous les mouvements dans le village, c’est donc une question de sécurité et de survie.
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L’ennemi est à un kilomètre et demi ou deux d’ici. Ce n’est pas encore la ligne de front. Quelque part devant, il y a des positions à partir desquelles nos militaires travaillent avec leurs mortiers et leurs positions d’infanterie : c’est ce qu’on appelle le « point zéro ». Mais pour l’artillerie, ces trois kilomètres ne sont rien. « Aujourd’hui, dès que quelqu’un sort, un drone FPV s’approche et frappe. Ici, même dans la cour, quand on va au générateur, il faut faire attention aux drones », expliquent des militaires.
Il ne reste pas grand-chose de Goulyaipilske. Ce n’est pas Maryinka, que les occupants ont transformé en un paysage apocalyptique et où même un chien n’a pas d’endroit où se cacher, mais ce n’est plus un village dans lequel on peut vivre. Au moins pour vivre normalement, avec de l’électricité, la possibilité de se laver, sans trous de mines ou d’obus dans les murs, sans trous dans les toits, quand il en reste. Et ce n’est pas une mince affaire que de sortir et de se promener dans le village.
Il n’y a plus aucune maison intacte. Le centre est complètement détruit, les abords tiennent encore le coup. Des poteaux électriques sont cassés, des fils sur les lignes sont cassés. La localité la plus proche ayant de l’électricité est à dix kilomètres à vol d’oiseau, vingt par les routes. Chaque jour, le village est bombardé par des obusiers, des chars et des mortiers. Nous avons aussi vu de nouveaux cratères sur la route à plusieurs kilomètres de là. En fin de compte, tous les villages de la ligne de front sont dans le même état.
Mais même dans de telles conditions, certains parviennent à vivre : une vingtaine d’habitants de Goulyaipilske en sont l’illustration. S’il est possible d’appeler cela vivre. Pourquoi ne partent-ils pas ? Probablement qu’eux-mêmes n’ont pas de réponse claire. Tous ceux qui le voulaient sont partis depuis longtemps. Avant la guerre, environ un millier de personnes vivaient ici. Au printemps 2022, le village a été occupé pendant un certain temps, mais les Ukrainiens ont rapidement repoussé les Russes et le village est revenu sous contrôle ukrainien. Mais lorsque le village s’est retrouvé en première ligne, la plupart des habitants ont déménagé vers des endroits plus sûrs. Ceux qui sont restés devaient avoir leurs raisons. Après tout, ni les soldats qui assurent la défense du village, ni les bénévoles qui apportent de temps en temps une aide humanitaire ne les laisseront mourir de faim.
Tous les champs autour du village sont semés et bien entretenus. Jusqu’à la ligne de contact. « Comment font-ils » ? je me demande. Je regarde une nouvelle ligne des « dents de dragon » juste devant le village. Les bombardements continuent, mais les paysans s’en fichent. Ils arrivent avec des tracteurs et des camions KAMAZ et érigent des pyramides. Bien que des drones FPV volent par ici. « Il est arrivé qu’un KAMAZ soit touché. Nos gars ont sauvé la jambe d’un homme et un autre a perdu un œil », raconte un soldat.
Les militaires travaillent principalement la nuit, donc quand nous sommes arrivés, ils se reposaient. Les uns dormaient, les autres étaient au téléphone. Malgré le calme qui régnait dans le village, ils étaient assis dans leur bunker, une tranchée bien équipée. Il n’est pas facile de trouver un abri provisoire, comme le sous-sol d’une maison ou une cave. Cette commodité vaut son pesant d’or. Cependant, il n’y a pas d’autre option que de se cacher sous terre, près de la ligne de front. Si l’on veut survivre, il faut le faire. Néanmoins, l’endroit où les hommes ont aménagé leur logement est très confortable : lits superposés, lumière vive. Il y a même une terrasse où ils peuvent fumer sans attirer l’attention des drones russes. Pour fumer plus confortablement, l’un d’entre eux a fabriqué un tabouret à partir de planches de boîtes de mortier. Ce tabouret s’est avéré être un objet design et élégant.
Les volontaires sont arrivés au poste à Goulyaipilske à l’automne 2023. Auparavant, ils étaient basés à Orikhiv, où ils aidaient les forces armées ukrainiennes à briser les défenses russes lors d’une contre-offensive. Aujourd’hui, ils travaillent en fonction de la situation. « Il y a quelques jours, les Russes nous ont attaqués, ont essayé de nous prendre d’assaut. La position lançait 400 mines par nuit. L’ennemi attaquait dans quatre directions en même temps », explique Diesel « Ils agissaient en petits groupes, divisés en 20-15 », précise-t-il.
Les Russes testent souvent nos défenses. Les gars des autres équipes ont également dû repousser des assauts ici. « Cette nuit pourrait être drôle », disent les soldats. Il faut s’attendre à tout.
Comme si on avait entendu l’avertissement, le système d’artillerie automotrice russe se met en marche. On entend un sifflement caractéristique et une explosion. Alors que l’obus vole encore, un des soldats se cache vite dans le bunker. L’explosion se finalise quelque part au loin. La scène semble donc plutôt comique. « C’est bien, l’instinct de survie fonctionne ! », sourit le commandant.
Très vite, on entend un autre tir. L’explosion, cette fois, est plus proche.
Les histoires sur la façon dont tel ou tel a survécu aux bombardements pendant la guerre sont toujours encourageantes, et les hommes sont heureux de raconter leurs expériences. Quand on a fait la guerre pendant plusieurs années, on accumule suffisamment de vécu pour écrit un livre. Malheureusement, la soirée de souvenirs est interrompue par un nouveau tir…
« Eh bien, c’est un mauvais son, c’est plus près », dit Diesel. « En voiture ! » Nous disons rapidement au revoir aux gars et sortons en courant. Nous entendons une explosion quelque part tout près. Il nous reste quelques minutes pour courir jusqu’au véhicule, y monter, le faire démarrer et partir.
« Ils tirent sur la zone où vivent les médecins », précise le commandant. « Il faut les contacter pour savoir s’ils vont bien ». Il passe les ornières à toute vitesse, ralentit un peu à l’entrée d’un virage, puis appuie de nouveau sur l’accélérateur. Le détecteur de drones émet des signaux sonores qui cassent les oreilles, à n’en plus finir. Pendant ce temps, j’essaie de prendre des photos, mais la voiture tremble violemment et c’est presque impossible.
« Tiens, je vois une colonne de fumée », prononce Diesel, qui ralentit pendant quelques secondes pour que je puisse prendre une photo.
« On ne s’ennuie pas dans votre travail », osé-je remarquer.
« C’est un travail tout à fait normal », réplique le commandant. « Allez, on continue ».