Dans la vie civile, Petro Tchouproun était professeur d’informatique dans une école de Kherson. Après plus de deux mois de vie sous l’occupation, Tchouproun a rejoint les forces armées et aujourd’hui, il est médecin de combat de la 36e Brigade Distincte de Marines. The Ukrainian Week/Tyzdhen.fr a parlé avec ce militaire de sa motivation à rejoindre l’armée, de la vie sous l’occupation et des changements après la libération de Kherson.
– Quand as-tu décidé de rejoindre les rangs des Forces armées ?
– J’ai pris ma décision à l’automne 2021. Surtout après mon voyage dans la région de Donetsk, au camp BUR (il s’agit d’une association qui porte le nom BUR – ndlr) à Svitlodarsk. Cela m’a montré que je devais être prêt à défendre mon pays, parce que je ne pouvais pas rester assis et voir quelqu’un mourir pour moi. En quoi je suis meilleur que les autres pour rester hors combat ? Dans les conditions d’une ligne de front stable, comme c’était le cas depuis six ans, je considérais mon travail comme intéressant et important. J’ai travaillé comme enseignant à Kherson, mais je savais que je serais prêt à m’engager en cas de problème.
Tout d’abord, j’ai rejoint la défense territoriale de Kherson (défense citoyenne) et j’y suis resté une semaine jusqu’à ce que les Russes entrent dans la ville. Après cela, je me suis caché pendant deux mois et demi, sous l’occupation. Dès que j’ai pu quitter la ville, je me suis immédiatement rendu au centre d’enregistrement et de recrutement militaire pour remplacer mes papiers d’identité perdus. J’ai renouvelé toutes mes inscriptions. Après cela, j’ai pu signer un contrat avec l’armée, parce que je n’étais pas soumis à la mobilisation. L’armée m’a envoyé me former au Royaume-Uni. Pendant un mois supplémentaire à la formation de base, j’ai étudié pour devenir un médecin de combat ici, en Ukraine. Puis j’ai été envoyé à la 36e Brigade Distincte des Marines, où je suis devenu médecin de combat.
– Comment se comporte l’envahisseur là où tu sers ?
– Les Russes sont devenus très actifs ces dernières semaines. 100-200 bombardements en quelques heures. Surtout quand ils savent où nous sommes, ils essaient d’utiliser tout ce qu’ils ont – chars, mortiers, artillerie, GNL – pour détruire toutes les maisons dans lesquelles nous pouvions prendre position, afin que nous nous éloignions et que nous n’ayons pas de possibilité de tirer. Ils utilisent toujours cette tactique pour avancer. De plus, l’ennemi utilise activement des drones – il y en a de plus en plus.
Ils ont aussi commencé à coordonner leur travail. C’est la seule chose à laquelle je ne m’attendais pas de la part des Russes, car je pensais que nous seuls avions des drones et savions nous coordonner avec cette nouvelle technoilogie. Ils utilisent aussi activement des VOG et des grenades, les jettent dans des tranchées ou d’autres abris à l’aide de largages par des drones, utilisent des grenades K-51 avec de la chloropicrine – une chose très désagréable et interdite par la convention internationale.
– Comment es-tu arrivé à étudier en Grande-Bretagne et comment cela s’est-il passé ?
– Probablement presque tous les soldats sous contrat ont été envoyés étudier à l’étranger. Dans notre pays, cela s’appelle “le cours d’un jeune combattant,” mais c’est une formation militaire générale. Autrement dit, quelle que soit votre future spécialité, vous devez connaître les bases. On y a appris deux aspects principaux : les conditions de combat en milieu urbain et sur le terrain. Il y avait des formations sur le droit international : ce qu’un soldat peut et ne peut pas faire. Nous avons eu une formation intensive. Nous avons essentiellement suivi tout le cours de l’armée britannique en trois semaines, alors que habituellement, ça prend six mois.
– Comment l’occupation de Kherson a-t-elle commencé ? Pourquoi n’es-tu pas parti plus tôt ?
– Le 25 février, j’ai perdu mon passeport – je l’ai laissé au siège de la défense territoriale. Ensuite, nous avons reçu des informations selon lesquelles les Russes avaient découvert notre siège et envoyé leurs gens dans cet endroit. Nos affaires semblaient avoir été emportées, mais pas toutes. Par conséquent, on ne savait pas si ces documents étaient en la possession des Russes ou s’ils avaient été perdus.
Le 1er mars, l’armée russe entre dans la ville. Nous n’avions que des armes légères, pas d’équipement militaire normal, alors on nous a dit que, malheureusement, rien ne pouvait être fait. Il y avait donc un ordre de retraite. J’ai commencé à me cacher et je n’avais pas l’intention de partir sans mon passeport. Au premier contrôle, ils auraient pu me dire : « Oui, viens ici, mon cher, il y une place pour toi à la prison ». Et comme j’avais plus peur de la torture que de la mort, je n’ai pas voulu prendre de risques.
Pendant environ une semaine, je me suis assis tristement dans un appartement. Puis je suis sorti et je n’ai pas vu un seul humain en chemin. La ville était vide, partiellement pillée. J’ai vu une file devant un magasin, mais avant, durant peut-être 20 minutes, je n’avais vu personne dehors. C’était assez déprimant, mais j’ai décidé de continuer ma vie. J’ai poursuivi ma carrière d’enseignant et j’ai travaillé jusqu’à la fin de l’année scolaire. J’ai décidé que je partirais après avoir pu renouveler mes documents. C’est ce qui s’est passé : le 18 mai, j’ai quitté Kherson.
– Est-ce que l’armée russe intervenait dans le processus éducatif ?
– Cette année-là, les occupants n’ont eu aucune influence. Ils ne se sont pas préoccupés du tout des affaires scolaires, même s’il y avait des rumeurs selon lesquelles notre directrice aurait été vue avec des Russes. Elle est devenue collabo depuis la rentrée. Toutefois, elle n’a incité personne à la suivre : elle a dit qu’elle comprenait que beaucoup de gens avaient des militaires dans leur famille, donc elle ne les pousserait pas à faire quoi que ce soit. Après mon départ, cela s’est avéré complètement différent.
Nous avons organisé des formations en ligne, le coronavirus nous a préparés à cela. Mais plusieurs fois, on nous a dit de ne pas venir à l’école. Par exemple, à l’approche des dates des « référendums », parce que, peut-être, les occupants auraient pu y organiser des bureaux de vote.
– Et que sait-on des collabos, après la libération de Kherson ? Où sont-ils allés ?
– J’ai entendu dire que la directrice de notre école était d’abord partie pour les territoires contrôlés par la Russie ou en Crimée, puis à Moscou. Un journal de Kherson a ensuite écrit qu’elle est en Espagne. D’autres continuent de travailler dans des écoles, soit aux mêmes endroits, soit sur la rive gauche de la région de Kherson, soit quelque part en Bouriatie. Peut-être qu’une partie est restée à Kherson. Autant que je sache, les enseignants ne seront pas poursuivis – ils seront seulement renvoyés. Les Directeurs, par contre, seront jugés, parce qu’ils sont coupables d’avoir encouragé les enseignants à collaborer avec des occupants.
– Aujourd’hui, Kherson est une ville-symbole de résilience, les vidéos de protestations et de résistance aux occupants étaient particulièrement impressionnantes. Parle-nous un peu de Kherson avant la guerre à grande échelle. Quelles étaient les humeurs, qui sont les habitants de Kherson ?
– Avant la guerre totale, Kherson était considérée comme une ville sans conscience politique prononcée, et pour cause. Ici se trouvait le plus grand nombre d’électeurs du Parti des régions et de l’Opposition pour la Vie (lors des dernières élections au Conseil municipal, ces deux partis pro-russes ont obtenu ensemble 26%, – ndlr). Il faut aussi tenir compte du fait que Kherson est une ville en grande partie russophone. 95% des gens parlaient russe, il y a un an. Tant que la loi le permettait, c’était la deuxième langue de la ville, donc les établissements d’enseignement ont longtemps enseigné en russe. Notre école a été l’une des dernières à passer à l’ukrainien, lorsqu’il n’était plus possible de [ne pas] le faire.
Simultanément, il y avait un noyau de jeunes pro-ukrainiens critiques vis à vis du gouvernement; ils organisaient des rassemblements, des manifestations, des événements éducatifs informels, popularisaient la langue, l’art, la culture, l’histoire ukrainienne, etc. Ce gens-là, ils étaient aussi nombreux, et j’en faisais partie. Ainsi, six mois avant l’invasion, nous avons créé via l’association BUR un espace jeunesse afin que les jeunes aient un endroit où venir, s’asseoir et discuter, apprendre quelque chose d’utile et d’intéressant.
– Les habitants de Kherson vont-ils changer après ce qu’ils ont vécu, à ton avis ?
– Kherson a déjà changé. Après le 24 février, la plupart des gens ont compris qui étaient les Russes, et cela est immédiatement devenu perceptible. Beaucoup sont passés à l’ukrainien. Bien sûr, quelques collabos sont restés parmi les enseignants et les professeurs d’université, mais c’est un très petit nombre par rapport au pourcentage d’électeurs des partis pro-russes auparavant. Vous pouvez le voir dans la façon dont les gens, au risque de mourir, se sont rendus aux protestations sous l’occupation, ce qui m’a beaucoup inspiré. J’avais peur que ce mouvement n’existe pas à Kherson. Certains de mes connaissances racontent aujourd’hui que les habitants s’entraident plus activement dernièrement : ils organisent les travaux par copropriétés pour couvrir les besoins des habitants, ils se partagent l’aide humanitaire pour que chacun en ait assez.
– Crois-tu en la restauration complète de la région de Kherson après la victoire ? Et qu’est-ce que c’est une victoire pour toi ?
– Bien sûr que je le crois. Mais, malheureusement, je ne sais pas quand cela arrivera. On espère le meilleur, on se prépare au pire. Quant à la victoire, elle n’aura lieu que si nous reprenons tous les territoires occupés, y compris les régions de Donetsk, Lougansk et la République autonome de Crimée. Si la Russie est dénazifiée, comme en Allemagne, si un tribunal international les juge pour tous les crimes commis sur le territoire de notre pays, ce sera la victoire. Et aussi si nous continuons à nous débarrasser de l’héritage russe qu’on a en nous. Parce que l’héritage de l’URSS et 300 ans d’occupation russe nous a apporté quelque chose dont nous mettrons du temps à nous débarrasser, comme, par exemple, la langue et l’influence culturelle russes.