La pire mission pour un officier ukrainien, c’est celle qui consiste à annoncer à une famille la mort d’un fils ou d’un mari. C’est de cela dont j’ai pourtant été témoin lors de mon dernier séjour en Ukraine. Même pour les personnes les plus endurcies, cela reste difficile.
Celui qui a eu cette tâche à accomplir, devant moi, avait en plus une histoire particulière qui le liait à celui qui venait de tomber au combat, et qui avait le grade de commandant. Cet homme avait dirigé une compagnie où son propre père avait servi, engagé en tant que volontaire. Le père avait été tué en 2016, un jour avant sa fin de service. Et c’est ce commandant qui l’avait appelé, pour lui annoncer la mort… Une boucle était bouclée.
Le jeune commandant avait été mobilisé à l’âge de 24 ans, en 2016. « Il ne devait pas partir si tôt. Non, pas lui, il devait encore vivre… » L’officier devant moi ne savait pas où se mettre tellement il était dévasté. Son chef de bataillon lui avait demandé d’annoncer le décès à la femme du commandant.
Ce n’était pas la première fois qu’il devait le faire. Mais les fois précédentes, il ne connaissait pas les soldats personnellement. Même pour le chef d’État-Major, Valerii Zaluzhnyi, ce genre de coup de téléphone est une tâche difficile.
Alors, je l’ai vu qui essayait de reprendre son souffle et qui cherchait son portable. Il a tapé du poing contre le mur, de désespoir.
« Il ne devait pas mourir » !
Puis l’officier a pris le portable et composé le numéro de la femme du commandant. Elle a pris le téléphone et j’ai entendu le rire joyeux d’une petite fille. C’était l’heure de la promenade.
« Oui, Nastya, je ne sais pas si on t’a dit… Anton est 200 » (le code utilisé par les militaires pour les soldats tués)
« Tu plaisantes ? »
« Non, on ne fait pas des blagues avec ce genre de choses Nastya »
J’entends un cri dans le portable. Puis le silence.
« Je sais pas comment je vais vivre maintenant… »
« Nastya, tu vas vivre et tu dois vivre, pour le bien de votre fille ».
Silence.
« Bon, je ne peux pas me permettre une quelconque faiblesse, Alina est à côté de moi ».
«Nastya, tu vas recevoir plus d’informations plus tard. Je te propose qu’on se voie tous ensemble demain. Écoutes, nous sommes toujours là et tu peux compter sur nous ».
La fraternité et l’entraide inconditionnelle sont des règles du vie au sein de chaque bataillon militaire. La solidarité avec les familles se manifeste encore plus fort après la mort d’un soldat.
Une fois cette conversation terminée, l’officier s’est effondré en larmes. Pour lui, la guerre a commencé il y a 9 ans. Il en a 30. Un tiers de sa vie a été consacrée à se battre. « La plupart de mes connaissances ne me répondront plus jamais. Mon répertoire est devenu un registre de morts », dit-il.
Perdre un être proche est une tragédie. Chacun se retrouve avec un sentiment de solitude immense.
La mort de ce commandant a été causée par un tir d’artillerie. Selon les chiffres qui sont publics, les Forces Armées Ukrainiennes tirent environ 6 000 obus par jour. La Russie en tire 20 000 : il faut un mois à toute l’industrie de défense européenne pour en produire la même quantité.
Jusqu’à présent, les pays de l’UE n’ont fourni à l’Ukraine que 350 000 obus d’artillerie de 155 mm. Selon le Ministre ukrainien de la Défense, la même quantité serait encore nécessaire pour que Kyiv puisse tenir ses lignes défensives cet hiver et lancer sa contre-offensive prévue au printemps.
L’Union européenne a débloqué 2 milliards d’euros avec l’objectif de fournir un million d’obus de 155 mm et des missiles de défense antiaérienne à l’Ukraine d’ici 12 mois. C’est un défi pour les usines européennes qui semblent avoir besoin de beaucoup de temps pour redémarrer. L’enjeu est énorme : il ne s’agit pas seulement d’aider l’Ukraine à regagner des territoires, de renforcer la sécurité de l’Europe, mais aussi de préserver des vies de soldats ukrainiens.