La corruption russe profondément ancrée en Allemagne

Économie
3 octobre 2022, 16:41

Comment le Kremlin a acheté et continue d’acheter des dirigeants, des juristes et des fonctionnaires allemands

Le 24 septembre, on a appris que la Russie non seulement organise de pseudo «référendums» en Ukraine censés légitimer les invasions russes dans quatre territoires temporairement occupés, mais aussi qu’elle y invitait des observateurs étrangers. L’expérience a prouvé qu’il s’agissait généralement de monstres politiques avides d’argent ou de députés marginaux. Cependant, même ces « politiciens » ne sont pas venus à ces pseudo-manifestations. Ainsi, dans un premier temps, les députés de Saxe-Anhalt et de Rhénanie-du-Nord-Westphalie du parti « Alternative pour l’Allemagne » (en allemand: Alternative für Deutschland, le parti d’extrême-droite – ndlr), favorable au Kremlin, devaient se rendre dans les territoires ukrainiens occupés pour y légitimer les annexions russes. Mais cette intention a provoqué une avalanche de critiques (y compris au niveau du fonctionnement interne du parti) et ils ont finalement refusé l’invitation.

Pourtant, il s’est trouvé un Allemand qui a décidé de s’y rendre en tant qu’ »observateur électoral ». Il s’agit de Stefan Schaller, directeur de Energie Waldeck-Frankenberg (EWF, fournisseur d’énergie) dans le nord de la Hesse. Après de vives critiques sur les réseaux sociaux et l’attention des médias allemands et ukrainiens sur sa démarche, le conseil de surveillance de l’entreprise a soutenu son licenciement. S. Schaller s’est vexé, il ne comprenait pas : comment est-ce possible? Il voulait juste s’assurer que tout allait bien.

Toutefois, sa « naïveté », encouragée par l’argent et son expérience en tant que directeur d’une société énergétique nous amènent à une autre question rhétorique : dans quelle mesure le secteur énergétique allemand est-il touché par la corruption russe ? Début août, on a appris qu’une enquête avait été ouverte à l’encontre de deux hauts fonctionnaires du ministère allemand de l’Économie en raison de leurs liens supposés trop « étroits » avec la Russie. Et la semaine dernière, les reporters d’investigation de Correctiv.org ont publié une importante enquête sur le « lobby de Gazprom » dans les entreprises énergétiques et les institutions gouvernementales et non gouvernementales allemandes. Grâce à ce lobby, les Russes ont tenté de « droguer » l’Allemagne à l’énergie russe et, comme nous pouvons maintenant l’affirmer, ils ont atteint leur but. Le processus visant à se débarrasser de cette dépendance coûte aujourd’hui très cher à ce pays.

 

Conférences, concerts, festivals internationaux

Afin de convaincre les Allemands que le gaz russe est ce dont ils ont le plus besoin, le Kremlin et ceux qui travaillent pour lui ont systématiquement créé des organisations discrètes ciblant des politiciens allemands de tous bords politiques – du SPD à la CDU/CSU – en promouvant l’idée des « avantages » des approvisionnements en gaz en provenance de l’Est. « Et cette publicité a fonctionné », estime Correctiv.org.

Il s’agissait d’initiatives qui, à première vue, ne déclaraient que le désir de maintenir des relations bilatérales plus étroites, mais défendaient en fait les intérêts de Gazprom. Tout semblait si innocent et rien ne sortait de l’ordinaire: des festivals, des concerts, des expositions et des journées d’amitié. Mais en réalité, d’anciens et d’actuels hauts fonctionnaires sont devenus dans leur propre pays les lobbyistes des intérêts d’un pays hostile (des documents récemment publiés sur les réunions de la Première ministre du Mecklembourg-Poméranie occidentale Manuela Schwezig en Russie en 2018 et 2019 ne font que le confirmer). Outre Gerhard Schroeder, M. Schwezig est considérée comme l’une des plus grandes lobbyistes de Nord Stream 2.

 

Les réseaux de lobbying du Kremlin

Correctiv.org a utilisé les techniques d’analyse de réseau pour effectuer des recherches sur la base de données du réseau de lobbying dans deux Länder essentiels pour la livraison de gaz, la Saxe et le Mecklembourg-Poméranie occidentale. Lors de divers événements axés sur la coopération bilatérale entre les deux pays, on pouvait rencontrer des représentants de diverses organisations qui manifestaient une opinion commune sur l’approvisionnement en matières premières en provenance de Russie. Tout cela a créé l’illusion d’un grand nombre d’organisations avec de nombreuses personnes qui s’accordent dans leur analyse. Derrière tout cela, il y avait un calcul clair : tous ces « activistes » répétaient toujours le même mantra sur la nécessité de renforcer la coopération entre la Russie et l’Allemagne.

La source allemande a également révélé que l’énergéticien allemand VNG (Verbundnetz Gaz) était à l’origine de la plupart de ces petites organisations de lobbying. Ses représentants ont souvent pris la parole lors d’événements organisés par des clubs ou des associations. Matthias Platzeck, homme politique allemand et membre du Parti social-démocrate (SPD), connu aussi pour sa russophilie, a travaillé pour l’un des fonds de VNG. VNG est l’un des plus grands importateurs de gaz en Allemagne, mais, contrairement à une autre grande entreprise énergétique allemande, Uniper, VNG « soutient sa propre dépendance à l’égard de Moscou », écrit Correctiv.org.

Début septembre, la société a déposé une demande d’un milliard d’euros de subvention parce qu’elle manque actuellement de gaz, qu’elle importait de Russie. « Dès l’époque de la RDA, VNG recevait du gaz de Russie dans le cadre d’un contrat à long terme. De nombreuses municipalités de l’ex-Allemagne de l’Est possèdent de modestes parts de l’entreprise. Son conseil de surveillance illustre clairement ses liens avec la Russie. Par exemple, Matthias Warnig, un allié de Vladimir Poutine et actuel directeur général de Nord Stream AG, y a travaillé pendant cinq ans », indique le média allemand.

Le fait que VNG et Gazprom soient propriétaires en commun de l’installation de stockage de gaz Erdgasspeicher Peissen montre les liens solides qui unissent les deux sociétés. En 2019, VNG a signé un nouveau contrat avec une entreprise d’Etat russe et continue de défendre les intérêts de la Russie sur le plan international, y compris dans le cadre des conférences ou des forums déjà mentionnés. Correctiv.org évoque un de ces événements, le «Forum germano-russe des matières premières» (en allemand: « Deutsch-Russisches Rohstoff-Forum »). VNG en est le co-fondateur. L’événement a déjà eu lieu 13 fois.

L’ancien ministre allemand de l’économie Sigmar Gabriel (SPD) et le Premier ministre de Saxe Michael Kretschmer (CDU) y ont toujours été présents. Ce dernier continue d’appeler à ne pas imposer de sanctions à la Russie. Selon Correctiv.org, le parti de Kretschmer bénéficie également de l’énergéticien associé à la Russie : « VNG sponsorise les événements de la CDU, selon ses propres déclarations, avec une moyenne de sommes à quatre chiffres par an. Des groupes de la CDU se réunissent occasionnellement chez VNG pour des événements ».

Les journalistes allemands précisent que leur travail n’a pas porté uniquement sur les politiciens et les sociétés multinationales, mais a également inclus les liens avec des organisations à but non lucratif, comme la Fondation Konrad Adenauer (un laboratoire d’idées allemand associé à la CDU – ndlr), qui a initié dès 2008 des événements réguliers intitulés « Forum germano-russe sur l’avenir» («Германо-российський Форум будущегo/Deutsch-russiches Zukunftsforum » – ndlr). Ces événements étaient à nouveau sponsorisés par VNG. Lors d’une de ces manifestations, en 2012, Bernhard Kaltefleiter, chef de l’entreprise, a précisé qu’elle avait « sensiblement soutenu » la création d’un master commun entre l’université de Leipzig et l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou sur « La science économique énergétique internationale et l’administration des affaires ». La coopération intellectuelle dans le segment de l’énergie et le dialogue entre la Russie et l’Allemagne en constituaient l’objectif principal, avait souligné M. Kaltefleiter.

La Fédération de Russie fait méthodiquement, depuis de nombreuses années et à différents niveaux, pousser les racines de son influence en Allemagne. Ce qui apparaît aujourd’hui n’est évidemment que la partie émergée de ce gigantesque iceberg.