L’Ukraine entreprend de plaider sa cause auprès des États Africains

Politique
8 juin 2023, 19:13

Au début de la guerre, l’’Ukraine a surtout cherché l’appui des pays développés. Mais elle prend aujourd’hui conscience qu’elle doit aussi plaider sa cause auprès des pays du Sud. Le ministre des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, vient de terminer une deuxième tournée en Afrique.

Au moment même où le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, prenait son avion pour Abuja, la dernière capitale de sa tournée africaine, le ministre russe Sergey Lavrov se précipitait au Kenya pour une visite inopinée. Cela ne fait que souligner l’importance des efforts actuels visant à renforcer les liens entre l’Ukraine et les pays du continent.

Le ministre ukrainien s’est rendu dans cinq pays : Maroc, Éthiopie, Rwanda, Mozambique et Nigeria. Au Nigeria, il a assisté à la cérémonie d’investiture du président Bola Ahmed Tinubu. En Éthiopie, il s’est aussi rendu au siège de l’Union africaine. Mais la portée de sa mission dépassait largement la géographie de ces cinq pays.

Dmytro Kuleba lors d’une réunion avec le ministre angolais des Affaires étrangères Tete Antonio en marge de l’investiture du président nigérian Bola Ahmed Tinubu

Continent oublié ?

Parmi les précédents présidents ukrainiens, deux seulement s’étaient rendus en Afrique : Leonid Kravtchouk et Viktor Iouchtchenko. M. Kravtchouk président s’était déplacé en Égypte et en Tunisie, M. Iouchtchenko en Égypte et en Libye. Au fil des ans, des délégations gouvernementales se sont aussi rendues en Afrique. Mais comme l’a fait remarquer le ministre lui-même à la fin de sa tournée, « au cours des trois décennies précédentes, la politique africaine de l’Ukraine s’est développée grâce à l’inertie de l’ère soviétique et, au fil du temps, la force de cette inertie s’est affaiblie ».

Compte tenu de cet héritage soviétique, la présence diplomatique de l’Ukraine dans la région était faible. Il n’y avait que 10 ambassades pour plus de 50 pays du continent, c’est-à-dire qu’un ambassadeur représentait l’Ukraine simultanément dans plusieurs pays. Des ambassades de pays africains étaient également présentes en Ukraine, mais souvent « à temps partiel », affiliées à la mission diplomatique à Moscou. Cela ne pouvait pas ne pas affecter les relations entre l’Ukraine et l’Afrique.

Viktor Iouchtchenko lors de sa visite en Égypte, 2008. Source : UP

Avant l’invasion à grande échelle, des tentatives avaient déjà été faites pour accorder plus d’attention à la coopération avec le Continent. En janvier 2022, une Stratégie pour le développement des relations avec les États africains a été approuvée. L’agression russe a intensifié ce dialogue et l’a rendu encore plus nécessaire : en 2022, Volodymyr Zelensky s’est entretenu avec 18 dirigeants des pays de la région. Pour 9 d’entre eux, c’était pour la première fois dans l’histoire des relations diplomatiques bilatérales.

Tous les pays visités par Dmytro Kоuleba lors de sa première tournée en Afrique (Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana et Kenya) ont également accueilli le ministre ukrainien des Affaires étrangères pour la première fois. « La tournée de M. Kouleba – le premier voyage d’un ministre ukrainien des affaires étrangères en Afrique subsaharienne dans l’histoire de la diplomatie ukrainienne – a été extrêmement fructueuse. En particulier parce qu’elle a permis d’obtenir certains résultats lors du vote du 12 octobre sur la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies condamnant l’annexion des territoires ukrainiens : pour la première fois, aucun pays africain n’a voté contre. Certains ont même changé de position et ont voté pour, notamment l’Angola, le Cap-Vert, l’Égypte, Madagascar, le Sénégal, etc. Parmi eux se trouvent les pays que le ministre Kouleba avait visité la veille », a déclaré le représentant spécial de l’Ukraine pour le Moyen-Orient et l’Afrique, Maksym Soubh, dans une interview accordée à Dzerkalo Tizhnia. Le 26 octobre 2022, le président de la Guinée-Bissau s’est rendu pour la première fois en Ukraine. Il s’agissait de la première visite d’un dirigeant africain en Ukraine depuis l’arrivée de Mouammar Kadhafi en 2008.

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Lors d’une visite au Rwanda, M. Kouleba a annoncé qu’un accord avait été conclu pour l’ouverture d’une ambassade dans ce pays. Au total, à la fin de l’année dernière, l’Ukraine a déclaré l’ouverture prochaine de dix nouvelles ambassades dans les pays africains. Selon le ministre Kouleba, huit pays sur dix ont déjà accepté l’ouverture de représentations diplomatiques ukrainiennes.

Histoire oubliée

Tout de même, l’Afrique n’a jamais été étrangère à l’Ukraine. Depuis l’époque de l’URSS, de nombreux étudiants africains ont étudié dans les universités ukrainiennes. Avant l’invasion à grande échelle, parmi plus de 70 000 étudiants étrangers en formation en Ukraine, 23 000 étaient des citoyens de pays africains. « Nous devons nous appuyer sur les étudiants qui ont étudié et étudient en Ukraine pour jeter un pont entre l’Ukraine et l’Afrique », a déclaré Diallo Issa Sadio, président du Conseil africain d’Ukraine, lors d’une conférence de presse le 25 mai. Son organisation s’est engagée depuis de nombreuses années à renforcer la communication interculturelle entre l’Ukraine et les pays du continent africain. Diallo Issa Sadio lui-même est venu en Ukraine en tant qu’étudiant dans les années 1980, puis est resté pour développer sa propre entreprise.

Avant l’invasion, l’Ukraine commerçait assez activement avec les pays africains, y envoyant un dixième de ses exportations. Au cours des trois dernières décennies, les Ukrainiens ont également participé à des missions de maintien de la paix en Angola, en Sierra Leone, en République démocratique du Congo, en Éthiopie et en Érythrée, au Soudan, au Liberia, en Côte d’Ivoire et au Mali, ce qui leur a valu d’être bien connus sur le continent. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, de nombreux pays africains ont adopté une position réservée sur l’agression russe, mais certains pays ont tout de même accepté de participer à la première réunion du groupe de contact international, à Ramstein.

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Il s’agit notamment du Kenya, du Libéria, du Maroc et de la Tunisie. Le Maroc aurait même remis des chars T72B à l’Ukraine, même si aucune déclaration officielle ne le confirme. Par ailleurs, lors d’une rencontre avec son homologue ukrainien le 23 mai alors que le Maroc a été le premier pays africain visité par Dmytro Kouleba lors de sa deuxième tournée, le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita a souligné « la position de non-ingérence » de Rabat au sujet de la guerre en Ukraine.

Il est probable que cette aide à l’Ukraine a eu lieu en échange de chars plus récents de fabrication américaine. Certains analystes militaires relèvent un autre aspect. En 2022, des représentants du gouvernement marocain ont attiré l’attention sur le fait que l’Algérie achetait des drones iraniens, que la Russie utilise également pour attaquer l’Ukraine, pour le mouvement nationaliste du Front Polisario, qui lutte contre le Maroc au Sahara occidental. Ce fait pourrait donc influencer le Maroc pour qu’il soit plus compréhensif vis-à-vis des problèmes ukrainiennes.

Un partisan du mouvement du Front Polisario. Source : DW

Engrais, Wagner, désinformation

Le 29 mai, le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov est arrivé de manière inattendue au Kenya. Il était annoncé la signature d’un accord sur le commerce bilatéral. Lavrov a rappelé que Moscou avait « donné » 200 000 tonnes d’engrais à Nairobi l’année dernière. Le gouvernement du pays a précédemment souligné que le Kenya avait besoin d’engrais. La Russie est le plus grand exportateur d’engrais au monde, ce type de produit est donc quelque chose sur lequel le Kremlin peut s’appuyer en Afrique.

Outre l’influence croissante de la milice privée Wagner sur le continent, le Kremlin a investi dans la désinformation au cours de l’année écoulée. Ainsi, après son interdiction dans l’UE, le bureau anglophone de la chaîne de propagande russe RT a déménagé à Johannesburg en Afrique du Sud et le bureau francophone en Algérie. Le New York Times écrit que depuis l’année dernière, le nombre de contenus pro-russes dans les médias africains et les médias sociaux locales a augmenté de manière spectaculaire.

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Dans le passé, la Russie a également tenté d’influencer les opinions des Africains via les fermes de trolls et de réseaux de faux comptes. Entre 2019 et 2022, la société Meta a supprimé au moins huit réseaux différents de comptes ciblant le public africain sur Facebook et Instagram. Beaucoup d’entre eux étaient liés à Evguéni Prigojine. Cette tendance persiste, bien que les choses se passent de façon plus « raffinée » aujourd’hui. Des politiciens radicaux et fort populistes jouent aussi un rôle. C’est le cas du chef de l’opposition sud-africaine Julius Malema, qui dans une récente interview pour la BBC a déclaré qu’il était « prêt à armer Poutine parce que la Russie se bat contre l’impérialisme ».

Cependant, les experts ukrainiens notent qu’il ne faut pas surestimer l’influence russe en Afrique : « Je ne dirais pas que la Russie y a une grande influence. Elle coopère principalement avec des régimes odieux. Certains ressentiments remontent à la lutte anticoloniale. Nous devons sensibiliser les gens là-bas [en Afrique]. Cela nécessite bien sûr de l’argent. Cependant, avons-nous la possibilité d’allouer de tels fonds ? », demande le diplomate ukrainien Oleg Belokolos, qui a longtemps travaillé à l’ambassade d’Ukraine au Kenya.

Volodymyr Zelensky lors d’une réunion avec le président de la République de Guinée-Bissau Umaru Sissokou Embalo lors de sa visite à Kyiv le 26 octobre 2022

Stratégie africaine de l’Ukraine

Lors de sa dernière tournée dans les pays africains, le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kouleba a présenté la formule de paix du président Zelensky à ses collègues et dirigeants du continent. En même temps, ces visites étaient conçues pour lancer un dialogue de longue durée dans la région. A cet effet des accords et mémorandums ont été signés à chacune des réunions. Il ne s’agit plus maintenant que de veiller à ce que ces accords ne restent pas que sur le papier.

En plus de la coopération économique, il y a un aspect important, souvent mentionné par les experts. Le ministre lui-même a récemment écrit sur ce problème : le manque de personnel qualifié. « Il faut former des spécialistes africains connaissant les langues », a dit Oleg Belokolos dans un commentaire pour Tyzhden. Le diplomate explique qu’à un moment donné, il a proposé à l’une des universités ukrainiennes un cours conjoint avec l’étude de la langue swahili en coopération avec l’Université de Nairobi. Mais il n’y a pas eu assez d’étudiants intéressés. En marge de la visite du ministre Kouleba au Maroc, un accord de coopération entre les académies diplomatiques des deux pays a été signé. Espérons que cette fois, il y aura des étudiants intéressés à la fois à Rabat et à Kyiv.