Un peu plus d’un an après la fin de son mandat de chancelière d’Allemagne, l’héritage politique d’Angela Merkel est en ruine – du moins en ce qui concerne sa politique russe. La guerre d’anéantissement de la Russie contre l’Ukraine a pris le dessus sur sa stratégie consistant à contenir le Kremlin par le « dialogue » et l’inclusion dans divers formats de négociation. L’Ukraine en subit les terribles conséquences. L’approche stratégique imparfaite de Merkel, qui était soutenue par la quasi-totalité de l’élite politique allemande, a cependant de graves conséquences pour l’économie et la société allemandes. Son insistance obstinée à se placer en position de dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, qui devait être encore aggravée par le projet de gazoduc Nord Stream 2 auquel Merkel s’accrochait jusqu’au bout, porte désormais ses fruits empoisonnés.
Mais l’ex-chancelière refuse toujours d’admettre sa défaite, et encore moins de regretter les erreurs fatales de sa politique de sécurité. Plus ennuyeux encore que son manque de volonté d’autocritique est l’équanimité émotionnelle avec laquelle elle semble accepter les horreurs de l’agression russe. Après tout, même les associés politiques qui ont critiqué sa stratégie accommodante envers la Russie ont toujours dit que Merkel était très préoccupée par le sort de l’Ukraine.
Cependant, lorsque est survenue l’invasion russe du territoire ukrainien, l’ex-chancelière est longtemps restée silencieuse, à l’exception d’un communiqué de presse laconique dans lequel elle avait condamné l’attaque. Elle ne montrait aucun signe de son choc face aux atrocités commises par la meurtrière armée de Poutine contre la population civile ukrainienne. Au lieu de cela, quelques semaines après le début de l’invasion russe, Merkel est apparue devant les caméras lors de vacances détendues en Italie.
A peine trois mois plus tard, à l’occasion de sa première apparition publique après la fin de sa chancellerie, elle décrivait à l’animateur, dans la bonne humeur, la vie après la politique et a commenté sa politique envers la Russie. Elle avait non seulement nié avoir commis des erreurs, mais était même allée jusqu’à dire que ses actions avaient fait gagner un temps précieux à l’Ukraine pour se préparer à une véritable invasion russe à grande échelle. Depuis lors, elle a répété cette affirmation à plusieurs reprises dans de nombreuses interviews et apparitions publiques.
Dans le contexte de l’obstruction de Mme Merkel au plan d’action pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN en 2008 et de son opposition farouche aux livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine après 2014, une telle autogestion semble franchement cynique. Mais l’ex-chancelière insiste non seulement sur la justesse de sa stratégie envers la Russie, mais elle la considère même comme prometteuse, semble-t-il, encore aujourd’hui. Merkel préconise des efforts diplomatiques accrus pour mettre fin à la guerre et répète la phrase, aussi courante en Allemagne qu’historiquement incorrecte, selon laquelle les guerres « se terminent toujours à la table des négociations« . Elle continue même à rêver d’un futur ordre de paix européen qui inclurait également la Russie. Dans le même temps, elle fait référence à Helmut Kohl, qui, selon elle, « ferait tout » pour « protéger et restaurer la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine« , mais en même temps, en parallèle, il « réfléchirait toujours à la manière de restaurer quelque chose de similaire aux relations avec la Russie« .
Kohl, cependant, n’a jamais eu affaire à un État faisant la guerre pour détruire un pays démocratique au cœur de l’Europe, se catapultant ainsi du cercle des nations civilisées vers un avenir incertain. La prise de conscience que ce qui est nécessaire dans cette situation, sans précédent en Europe depuis 1945, n’est pas la flexibilité diplomatique mais une fermeté militaire décisive, n’a pas sa place dans le cadre de référence politique et intellectuel de Merkel, qui est entièrement axé sur l’équilibre plutôt que sur la confrontation, même si elle admet que le seul défaut de son gouvernement est « que nous n’avons pas fait assez pour dissuader en augmentant les dépenses de défense. » Cependant, dans la situation historique décisive actuelle, il ne s’agit pas principalement de dissuasion, mais de repousser l’ennemi mortel de l’Europe libre sur le champ de bataille.
Merkel a sans aucun doute beaucoup fait pour l’Ukraine depuis 2014. Sans sa participation, même les sanctions insuffisantes de l’UE contre Moscou n’auraient probablement pas duré longtemps. Cependant, elle n’a pas compris l’ampleur de la politique agressive de la Russie, non pas par naïveté, mais parce qu’elle croyait avoir cerné Poutine, et s’imaginait donc pouvoir prédire ses prochaines actions. Le fait que les intentions du dirigeant du Kremlin ne se prêtent à aucun calcul rationnel, et que sa tactique dissimule une volonté absolue de détruire toutes les normes civilisationnelles, dépassait alors son imagination et, semble-t-il, cela n’a pas changé aujourd’hui.
On pourrait considérer qu’il s’agit du déficit individuel d’une retraitée politique sans discernement qui n’est plus capable de comprendre la réalité d’une modernité ayant radicalement changée. Mais avec ses signaux en faveur d’un « règlement négocié » avec la Russie, elle exprime une position très répandue. Dans les sondages, la majorité des Allemands ont déjà exprimé leur soutien à l’intensification des efforts diplomatiques envers la Russie, même si cela implique de forcer l’Ukraine à faire des concessions. Angela Merkel, d’une voix autoritaire, soutient cette profonde volonté allemande de rapprochement avec Moscou aux dépens de l’Ukraine.
Le fait qu’elle parle désormais plus souvent de sa politique envers l’Ukraine donne matière à spéculation. Peut-être se considère-t-elle prête pour le rôle de « médiateur » dans l’ouverture des négociations avec la Russie. Mais si cela se produit, ce sera un signe fatal que la vieille approche russo-centrique, qui s’est déjà avérée désastreuse, gagne à nouveau du terrain dans la politique allemande, et que le « changement des temps » proclamé après le 24 février n’était qu’un bulle de savon rhétorique.