Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

Jean-Jacques Hervé : « L’Ukraine a les capacités de rebond, beaucoup plus fortes que celles de la Russie »

Économie
16 novembre 2022, 14:18

The Ukrainian Week/Tyzhden a interrogé le président de l’Académie de l’agriculture de France sur le danger de la famine et l’efficacité des sanctions occidentales contre la Russie.

– On attend souvent que la guerre en Ukraine puisse causer la famine en Afrique et dans les autres régions du monde. Quelle est l’ampleur réelle de la dépendance des différents pays des céréales, de l’huile, du tournesol et d’autres produits ukrainiens ?

Les exportations de la mer Noire concernent à la fois des productions d’Ukraine et de Russie. Cette mer est devenue depuis les années 2 000 un bassin extrêmement important d’approvisionnement alimentaire, faisant de la cotation à Odessa l’une des principales références du marché mondial des céréales, notamment du blé, du maïs et du tournesol. La fermeture à la navigation depuis février 2022 a fait exploser les cours mondiaux. La blé a pu coter 430°USD la tonne, plus du double des prix habituellement pratiqués. Les deux accords passés à l’initiative du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, Mr. Gutteres, et du Président de la Turquie, Mr. Erdogan, ont rétabli les possibilités de circulation des navires, permettant donc la reprise des exportations céréalières, avec une relative détente des cours. Toutefois les grands navires — les Panamax qui portent entre 50 et 80 milles tonnes de grains — boudent les grands ports de la Mer Noire parce que les grandes compagnies internationales d’assurance ne veulent pas couvrir les ces navires contre des risques de bombardement. Par conséquent, les coûts logistiques deviennent plus élevés. On doit aussi souligner que depuis l’annexion de la Crimée en 2014 la Russie a développé une très active et très efficace diplomatie agricole vers les pays d’Afrique, d’Asie, vers les états d’Amérique Centrale et les grandes îles, en promettant des facilités de paiement et le respect de normes de sécurité sanitaire et alimentaires. Donc, la demande pour le blé russe croit. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles la Russie a finalement rejoint les accords portés par l’ONU et la Turquie, qu’elle avait quitté il y a une semaine, parce qu’elle se rend compte que c’est son avantage aussi, de pouvoir sortir de Novorossiysk les quantités de grains russe et sans doute kazakhes attendus par de nombreux pays importateurs.

Concernant le risque de famine, Il faut également rappeler que les collectes mondiales totales de céréales alimentaires en 2021, et plus encore en 2022 ont été satisfaisantes et permettent en principe de couvrir l’ensemble des besoins. En réalité, on assiste à une spéculation excessive qui pend prétexte de la guerre en Ukraine et qu’aucun outil mondial de régulation permet d’encadrer.

– Vous avez travaillé en Ukraine durant plusieurs années. Comment l’économie ukrainienne a-t-elle évolué entre le début de la guerre en 2014 et la guerre totale qui a commencé en février 2022 ?

Depuis 2014, je pense, l’Ukraine a pris un bon chemin, en réalité. Elle a développé deux grands secteurs : l’agriculture et les nouvelles technologies. Elle a compris que le Donbass est une industrie extrêmement vieillotte, sous-investie, sous-équipée, avec des coups de production élevés, avec du charbon d’assez médiocre qualité, peu propice à la fabrication de bons aciers… C’est d’ailleurs pourquoi l’investisseur indien a choisi de s’installer à Kryviy Rig, plutôt que dans le Donbass. Je ne dis pas que l’Ukraine a fait la croix sur l’industrie de Donbass, mais elle a considéré que ce n’était pas un secteur porteur. En développant les secteurs agricoles et des nouvelles technologies, elle est en tête. Ses coûts de production agricoles restent raisonnables, parce que l’Ukraine a des avantages structurels. Et la qualité de formation des hommes dans les grandes universités ukrainiennes, pas seulement à Kyiv, mais aussi à Kharkiv, à Odessa, à Dnipro, à Lviv est excellente. Il y a beaucoup de jeunes extrêmement talentueux ; ils s’arrachent sur les marchés mondiaux, grâce en particulier aux travail en distanciel. Ces deux secteurs ont bénéficié d’investissement importants, et l’Ukraine a remarquablement réussi à accroître la taille de ses marchés d’exportation.

– Le système économique ukrainien a-t-il suffisamment de potentiel pour résister à l’agression et se relancer ?

Je ne sais pas comment et quand la guerre va se terminer, mais je vois que l’Ukraine a les capacités de rebond, beaucoup plus fortes que celles de la Russie. Même s’il ne faut pas négliger des capacités russes non plus. Je constate que le peuple ukrainien a des capacités de réaction fortes. Il est soumis, comme toutes les anciennes républiques soviétiques, à une énorme pression de corruption, qui n’est pas nouvelle, parce qu’elle existait aussi du temps de l’URSS, mais malgré ça, les jeunes d’Ukraine ont réussi à faire fonctionner des services qui concurrencent ouvertement des économies plus installées comme les économies européennes.

– Quelle est l’efficacité des sanctions occidentales contre la Russie ? Arrivent-elles trop tard ?

Ce que j’observe, que les sanctions occidentales contre la Russie ne fonctionnent pas. J’observe même, de façon plus générale, que les sanctions marchent assez rarement. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. La première tient à ce qu’elles exigeraient des délais longs, qui permettent de trouver les parades. Après son annexion de la Crimée, la Russie a parfaitement constaté que comme pour ses interventions en Géorgie (en Ossétie du Sud, et en Abkhazie) en 2008, il n’y avait pas eu de réaction occidentale véritablement contraignantes. Les sanctions adoptées après l’annexion de la Crimée ont été immédiatement suivies de contre-sanctions qui ont au contraire été pénalisantes pour les exportateurs occidentaux. Un grand nombre des groupes russes, qui n’étaient pas auparavant convaincus de l’intérêt d’investir dans le secteur agroalimentaire, ont investi dans ce secteur et leurs nouvelles productions se sont substituées aux importations, comme après la grande crise asiatique de 1998, comme après la crise financière de 2008. Les investissements ont été réalisés dans les domaines où il ‘y avait des valeurs ajoutées à récupérer. Le blocage des importations alimentaires de 2014 a encouragé les entreprises russes à se développer rapidement dans les industries de transformation et dans l’exportation des céréales. On peut dire que les sanctions occidentales ont permis à la Russie de devenir le premier exportateur mondial de blé !

Par ailleurs, après les événements de 2014, les occidentaux ont toussoté, parfois toussé, mais pas vraiment réagi. Et donc Poutine et son entourage ont pensé « on peut y aller ! la voie est ouverte pour faire de la Mer d’Azov une Mer russe » ; La Russie peut renouer avec l’empire des tsars !

Si la Russie n’est pas autant affectée par les sanctions que ne l’espéraient ceux qui ont décidé les sanctions, cela tient pour une bonne part à la méconnaissance des pays issus de l’ex URSS. Et de noter que la Russie a poursuivi longtemps les exportations de gaz si rémunératrices…

La Russie prévoit une régression de son PIB pour l’année prochaine de moins de 3%. Le même ordre de grandeur que dans les pays occidentaux !

– Et si des vraies sanctions, dures, fermes, renonçant à l’achat du gaz et du pétrole russe par exemple, avaient été adoptées dès 2014, pensez-vous que la guerre totale aurait pu être évitée ?

Je pense que pendant toute la période qui a suivie l’annexion de la Crimée, le mainstream diplomatique autours du format de Minsk, du format Normandie ne représentait à peu près rien pour la Russie. D’ailleurs, la Russie constatait, que dans le même temps que grognaient les élus des démocraties occidentales, les entrepreneurs de ces mêmes démocraties continuaient d’acheter le gaz, continuaient de financer les derniers aménagements pour Nord Stream 2 etc. Donc la Russie dormait sur ces deux oreilles tranquillement. Pour qu’elles soient efficaces il aurait fallu prendre des sanctions qui représentent une vraie pression, traduisant un vrai rapport de forces. Or, les sanctions sur les mécanismes bancaires ne le représentent pas, à mes yeux. Peut-être, dans 18 mois constitueront elles une vraie pression. Mais pour l’instant, la Russie dispose d’un système inter-banquier qui s’appelle Mir, que les allemands ont déjà utilisé pour l’achat de diverses importations russes, que les chinois connaissent, et donc il existe toute une possibilité, avec un marché quand même très substantiel de la Russie, pour faire des échanges, sans passer par SWIFT. Les sanctions qui n’ont pas de sens, ne peuvent pas être efficaces.

– Mais quel type de sanctions pourraient marcher ?

Par exemple, si l’UE soutenu par l’OTAN avait dit : « Vous savez, Kaliningrad était longtemps Königsberg, la ville le plus à l’est de l’ancienne Prusse Orientale, c’est la ville du très grand philosophe européen Karl Emmanuel Kant, dont nous revendiquons le contrôle ! Si l’on avait pris l’initiative, contre les lobbies de se passer du gaz russe (ce que l’on fait maintenant ; mais c’est finalement la Russie qui a décidé de couper le gaz.) Je pense que les occidentaux n’ont pas voulu prendre des mesures vraiment fortes contre la Russie, Ils ont vraisemblablement pensé que les intérêts des lobbies financiers, russes, ukrainiens et occidentaux, étaient les meilleurs garants de la paix. Ils ont voulu croire que les fortunes en milliards accumulées par les oligarques l’emportaient sur la recherche d’autres valeurs, comme le décrit si bien Éric Vuillard dans ‘l’ordre du jour, prix Goncourt 2017. Ce court roman historique raconte comment « le nirvana de l’industrie et de la finance allemandes inaugure en 1933, un consentement irréversible qui aboutira au pire ».

– Et qu’est-ce qu’on peut faire d’efficace aujourd’hui, pour stopper les Russes ?

Il faut montrer la détermination beaucoup plus grande. Poutine a l’idée que les occidentaux sont corrompus, et que ce qu’ils disent sur leurs Valeurs ne correspond pas à la réalité. C’est là-dessus qu’il faut le faire tomber. Je pense que Barroso a desservi l’image de l’Europe, en allant le lendemain de son mandat de Président de la Commission Européenne occuper le fauteuil de numéro 2 de la banque Goldman Sachs, par laquelle est arrivée la crise des surprimes, et qui faillit mettre à plat le système financier international ! Et Poutine était fondé à s’interroger sur les valeurs et les objectifs de l’Occident. Je pense qu’il y a un problème de perception par Poutine et par une majorité de russes des valeurs morales occidentales.

Concrètement sur le plan agricole : la crise actuelle invite comme jamais l’Europe à s’affirmer comme puissance. Dans mon domaine d’activité—le secteur agricole, alimentaire et environnemental—je disait : « Nous sommes avec l’Ukraine, le premier producteur mondial des produits agricoles alimentaires, dont le monde a besoin. Le monde entier na va pas se nourrir dans son jardin du jour au lendemain ! » On ne maîtrise pas complètement le climat ; la pluie ne tombe pas là ou on aimerait l’avoir. Alors, encore pendant beaucoup de temps on devra importer et exporter des produits alimentaires. Je souhaiterais que l’Europe passe –maintenant—avec l’Ukraine des accords—de vrais accords—pour maîtriser ensemble la production et ses coûts, pour s’entendre sur les conditions favorables aux pays producteurs et à aux nations qui sont obligées de recourir aux importations. C’est un rêve peut-être, assez proche de celui des fondateurs de l’Union européenne.

Comme agronome et économiste, je pense qu’on a besoin de toutes les terres pour produire de quoi nourrir le monde. Mais il faut une vraie volonté européenne. Peut-être immerge-t-elle en ce moment. Je l’espère, même je ne vois pas, hélas, pour le moment, une mobilisation crédible….

– Comment évaluez-vous la présence des entreprises françaises en Ukraine ? Comment la guerre a-t-elle affecté les investissements français ?

C’est sûr que dans le contexte de guerre rien n’est très facile. Par conséquent, les investissements directs étrangers (IDE) ont tendance à se réduire, quelles que soient leurs nationalités. Par contre, on observe que les entreprises françaises présentes en Ukraine n’ont pas cessé leur activité. Même si elles ont dû réduire la voilure, elle sont restées travailler. L’activité française se poursuit. Les banques françaises n’ont pas quitté l’Ukraine. Elles adaptent leur rythme de travail aux conditions du pays, pour être prêtes à participer aux programmes de reconstruction qui seront nécessaires. Le plus tôt possible.

 

Jean-Jacques Hervé est agronome et ingénieur général des Ponts des Eaux et des Forêts, président de l’Académie d’agriculture de France, chevalier de la Légion d’honneur, docteur honoraire de l’Université des sciences de la vie et de l’environnement de Kyiv. Il a commencé sa carrière dans la recherche sur l’hydraulique agricole, puis a dirigé divers programmes nationaux sur l’inventaire des sols, la promotion de l’agronomie et l’innovation. Il a travaillé comme directeur adjoint de l’Institut national agronomique, directeur du Centre agronomique de Dijon. En 1997, il a été nommé conseiller pour l’agriculture à l’ambassade de France à Moscou, et en 2005, après la Révolution orange, il a été nommé conseiller auprès du gouvernement ukrainien. Il rejoint ensuite le groupe Crédit Agricole dont il anime le secteur agricole de sa filiale en Ukraine. Il est Conseiller du Commerce extérieur de la France, membre de l’Académie des Sciences agraires d’Ukraine.