Alla Lazaréva Rédactrice en chef adjointe, correspondente à Paris du journal Tyzhden

En pressentant la guerre

EN BREF
24 août 2024, 10:57

Le jour de 1991 où la Verkhovna Rada de l’Ukraine, le Conseil suprême alors soviétique, a entrepris de restaurer l’indépendance du pays, reste associé dans nos mémoires à des émotions bien particulières : un mélange d’espoir et d’anxiété, de joie et de crainte que le despote moscovite ne se décide à faire sortir ses troupes des casernes dés le lendemain.

«  Tu peut toujours espérer qu’ils nous laissent partir » ! m’a dit un ami d’enfance, me conseillant de faire des provisions de nouilles. « Les Moscovites ne manqueront pas d’organiser des ruptures d’approvisionnement », a-t-il assuré. Andriy n’avait pas tort, les magasins étaient déjà vides et les coupons pour avoir un kilo de sucre par mois et par personne n’allaient pas tarder à arriver. Cependant, au vu des événements survenus en Lituanie et en Géorgie, notamment la prise d’assaut de la tour de télévision de Vilnius en janvier 1991 et la dispersion sanglante d’une manifestation à Tbilissi en avril 1989, une autre menace se profilait de manière tout à fait réaliste : l’intervention militaire directe de Moscou.

Dans la nuit du 25 août, mon ami et moi, nous nous sommes réparti le « travail » comme suit : il devait se promener dans la ville, de caserne en caserne et m’appeler toutes les heures pour un rapport sur la situation. Heureusement, en raison d’une série de réformes monétaires soviétiques infructueuses, les cabines téléphoniques de rue fonctionnaient gratuitement à l’époque, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de prévoir un budget pour une telle mission d’observation. Ma tâche consistait à garder un œil sur la télévision et la radio au cas où des annonces extraordinaires seraient faites.

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Je me souviens des fenêtres des voisins, dans la maison d’en face : elles sont restées éclairées presque toute la nuit. Je n’étais pas la seule à être inquiète. Un Soviétique de l’époque savait bien que, même si le dragon de Moscou s’était affaibli et avait commencé à perdre ses dents et ses griffes, il était encore capable de mordre très violemment. Heureusement, le président russe Boris Eltsine avait d’autres priorités à l’époque : il voulait détrôner Mikhaïl Gorbatchev qui dirigeait l’URSS et régner seul sur les terres situées au nord de l’Ukraine, qui, quel que soit le nom qu’on leur donne, ont fait partie de l’empire russe.

Nous avons fini de monter notre garde vers cinq heures du matin. Le dimanche s’annonçait, et la grasse matinée avec, car il semblait que Moscou n’était pas sur le point d’intervenir : Moscou avaient déjà beaucoup à faire après le GKChP, le coup d’État raté des kagébistes qui espéraient restaurer l’URSS. Et lundi, une nouvelle réalité s’annonçait : un référendum prévu pour le 1er décembre suivant a été annoncé. « Eh bien, tout le monde part sur le terrain ! » a dit Volodya Bodenchuk, le rédacteur en chef du journal Molod Ukrainy (La jeunesse de l’Ukraine), où je travaillais à l’époque. Le média avait alors un tirage fabuleux : 800 000 exemplaires. Mes collègues et moi-même étions convaincus que le destin de l’État dépendait de nos efforts.

La jeunesse est catégorique, c’est sa force et sa faiblesse. « Quand allez-vous sortir d’ici ? », grognait le gardien Sanych à partir de minuit, en essayant de nous chasser de la rédaction. « Je serai bientôt parti et le métro ne circulera plus ! » Mais il n’arrivait à impressionner personne. Tout le monde écrivait et réécrivait des articles pour les perfectionner et convaincre tous ceux qui avaient des doutes de voter pour l’indépendance.

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Un des ses jours remplis d’émotions le poète Viktor Teren s’est rendu à la rédaction. « Je prenais la parole lors d’une manifestation dans un village, pour parler des perspectives d’une vie libre, et à la fin de la réunion, le chef de kolkhoze s’est approché de moi et m’a dit tout calmement : « Ne vous inquiétez pas ! Nous avons déjà reçu un appel de Kyiv. Tous les habitants de notre village voteront pour l’indépendance ! » a raconté M.Teren au rédacteur en chef qui nous a répété l’anecdote. C’était une élément inattendu et significatif sur l’état d’esprit de Léonid Kravtchouk, secrétaire général du Parti communiste d’Ukraine à l’époque et le futur président de l’Ukraine indépendante.

En août 1991, on parlait souvent de la possibilité d’une guerre avec les Russes. Du moins dans les milieux journalistiques. La Transnistrie et le Haut Karabakh étaient déjà en feu, des troubles sanglants s’étaient produits à Fergana, en Ouzbékistan. Toutes les expériences historiques passées nous suggéraient que l’empire russe, quel que soit le nom qu’on lui donnait dans ses réincarnations, ne laissait pas partir ses colonies pacifiquement. Si tout le monde ne le réalisait pas formellement, beaucoup des gens en avaient le pressentiment inconscient.

J’ai toujours su que cette guerre allait arriver. Non pas que je le savais, mais je le sentais dans ma peau ou dans mes os. Moscou n’a jamais su faire autrement. La guerre aurait pu survenir plus tard ou plus tôt, de mon vivant ou après ma mort, comme un conflit armé ou sous une forme hybride, mais avec un tel voisin il était difficile, voire impossible, de l’éviter. Les miracles existent, bien sûr, mais ils sont rares.

Il y a 33 ans, à l’aube du 25 août, je me suis dit en regardant le ciel de Kyiv, qui rappelait tant les couleurs du drapeau ukrainien : « Pas cette fois. Tout semble calme. Pour l’instant ».