Dmytro Krapyvenko ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire

Cette génération n’est pas perdue

Guerre
4 avril 2023, 12:39

Pas d’analogie avec la « Grande Guerre ». Ils ne sont pas une « génération perdue ». À l’époque, ce sont les Empires qui jettent les uns contre les autres des millions de jeunes gens qui découvrent les horreurs des combats. Ils combattent pour un roi, un tsar, un prince ou un sultan, sacrifiés à la gloire de leurs idées de puissances.  

Leur idéal a été bafoué près d’Ypres, noyé dans les râles de la Somme et de la Marne, gelé dans les Carpates et étouffé sur la côte de Gallipoli. Ceux qui ont survécu sont revenus de ce monde complètement différents et…  perdus. L’épreuve produisit une littérature abondante pour dépeindre une expérience terrifiante et fit naître des auteurs qui ont décrit le mal de toute une génération, que Gertrude Stein qualifia de « génération perdue ». 

La génération des jeunes Ukrainiens d’aujourd’hui, celle d’un médecin comme Yana Zinkevich et celle d’un journaliste comme  Roman Ratouchny, c’est une génération incomparable. Ils ont grandi dans un pays qui avait plutôt oublié le patriotisme, mais qui n’avait pas oublié son identité. La plupart d’entre eux sont partis à la guerre non parce qu’ils étaient  mobilisés, mais en se portant volontaires. Parfois ils devaient implorer, en particulier les filles, pour être envoyés au front. Examinez la chronique des premiers bataillons de volontaires : combien y a-t-il de jeunes visages?  C’est d’eux que je parle. 

Avant la guerre, mes contemporains avaient tout un vécu derrière eux, avec ses réussites et ses problèmes (qui d’ailleurs semblent ridicules aujourd’hui). Ceux qui sont arrivés au front tout juste étudiants ou à peine sortis de l’école grandissent et mûrissent « en accéléré ». Il est étrange de voir quelqu’un sans expérience des combats, enseigner à de plus jeunes qui ont passé  huit (trois, cinq) de leurs 28 ans à faire la guerre. Les acquis, la connaissance, dans une vie paisible, peut être précieuse, mais c’est tellement… débonnaire. Ceux dont l’apprentissage de la vie se résume à une usine soviétique ou aux bazars des années 1990 ont peu de chances de faire autorité auprès de celui qui, dans sa jeunesse, a appris à distinguer à l’oreille un mortier de 120 mm d’un obusier de 152 mm.

Grandir en temps de guerre, c’est comprendre qu’un amour peut être perdu non pas à cause d’une querelle, mais à cause d’une balle de sniper. Grandir en temps de guerre, c’est acquérir ses connaissances de manière empirique, faute de temps pour étudier. Grandir en temps de guerre, c’est transformer la radicalité de la jeunesse en une certaine impartialité. Grandir en temps de guerre, c’est n’avoir pas eu le temps de fonder une famille, mais réaliser qu’on n’aura jamais personne de plus proche que ses camarades de combat. Grandir en temps de guerre, c’est un retour difficile à la vie du temps de paix,  parce qu’il n’y a pas de retour à l’enfance possible et que l’on ne comprend pas ce que signifie « aller au travail chaque jour ».

Beaucoup d’entre eux auront 25 ans à jamais. Des rues porteront leur nom et on se souviendra d’eux dans les médias et les livres d’histoire. Ce n’est pas suffisant. Nous avons une dette envers cette génération. Pas seulement ceux qui sont devenus adultes dans les tranchées mais aussi ceux qui ont le même âge que les héros tombés au champ d’honneur. Nous les avons connu avant leur engagement: ils étaient étudiants, artistes, activistes, ils apprenaient la vie. 

Ils devront rejoindre la commune société, sur un même pied d’égalité, sans distinction et sans jouer au « Komsomol » (référence à la jeunesse communiste à l’époque de l’URSS – ndlr). Ceux qui ont connu le travail dans une période pacifique devront leur faire de la place. Et ainsi, nous ne perdrons pas cette génération. 

Plus de cent ans ont passé depuis la « Grande Guerre ». Elle a engendré la « génération perdue », restée pour toujours dans la mémoire des peuples européens, celle que de grands écrivains ont immortalisée, d’Erich-Maria Remarque à Hemingway. Non, les  guerres ne se ressemblent pas et 1914 n’est pas 2024.