L’hypothétique désintégration de l’actuelle Fédération de Russie en États indépendants distincts promet-elle une solution définitive à l’éternelle « question russe » ? Dans quelle mesure ce scénario est-il réaliste ? Dans ma chronique, publiée en décembre, j’ai suggéré qu’il n’existe pas de conditions préalables réelles à la désintégration instantanée de la Russie (et donc à la disparition d’un danger constant pour l’Ukraine, l’Europe et, en fin de compte, le monde entier) ; ni politiques, ni économiques, ni mentales.
La communauté mondiale des experts semble être solidaire de l’opinion selon laquelle la défaite inévitable de la Fédération de Russie dans la guerre contre l’Ukraine ébranlera le pouvoir du Kremlin et renforcera l’autorité des dirigeants régionaux, s’ils existent ! Cependant, la dégradation n’est pas la désintégration, ou du moins pas le genre de désintégration sur laquelle nous pouvons compter pour reprendre notre souffle et vaquer à nos occupations. Nous avons besoin que les Russes commencent à faire le tri entre eux et qu’ils nous oublient, nous, l’Amérique, les « Anglais », le Vatican, la conspiration mondiale et tout ce avec quoi ils s’excitent depuis trois cents ans. Cela nécessite l’émergence d’un certain nombre d’entités politiques autonomes avec leurs propres intérêts et ambitions à la place de l’Empire russe. Des sujets ! Qui peuvent-il être et autour de quoi vont-ils se constituer ?
Comme on me l’a appris dans ma jeunesse, la recherche ne doit pas commencer par « chercher la femme », mais par le contexte économique. La chose la plus importante à retenir est que la Russie est un pays très pauvre. Ses fabuleuses richesses sont concentrées dans des gisements de gaz et de pétrole, situés dans des régions lointaines et inaccessibles. Bien sûr, la production n’est pas soumise aux autorités régionales, et si elle l’était, ces dernières ne sauraient pas quoi en faire. Ce n’est pas sorcier de s’emparer des appareils de forage et des rockers à travers les districts fédéraux. Mais un tuyau est un tuyau : on ne peut pas le couper, il faut au moins se coordonner avec ses voisins, ce qui est déjà une position de faiblesse…
L’industrie russe et la nôtre sont très similaires en termes de structures et d’efficacité, la dépréciation des immobilisations atteignant 48-54 %, selon l’industrie. Il existe un produit de masse, par exemple celui du laminage, des tuyaux. Il y a une offre unique: les métaux non ferreux. Il y a du ballast, car on ne trouvera pas grand monde, à l’exception de la Corée du Nord, pour acheter des armes russes qui se sont compromises dans la guerre en Ukraine. Mais le plus important, c’est que tout cela est un héritage soviétique, faisant partie du « complexe économique uni » (une formule stable).
Lorsque les soi-disant oligarques partageaient les entreprises d’État il y a 30 ans, ils les ont reparties entre eux par sous-secteurs entiers, mais les « leviers » – gestion, approvisionnements, distribution – sont tous restés à Moscou. La redistribution de la propriété ou la nationalisation en faveur de nouvelles entités territoriales présumées ne résout pas grand-chose, ce sera comme avec le pétrole vénézuélien (sans ces fichus capitalistes, les compañeros sont incapables de faire respecter les réglementations technologiques). Une alliance entre les propriétaires et les élites régionales est théoriquement possible, mais on sait ce que valent les accords en Russie.
Ce qui est fondamentalement important, c’est que la part de l’économie souterraine dans la Fédération de Russie s’élève à 42% selon des données plus ou moins officielles, mais certains chercheurs suggèrent de multiplier ce chiffre par 2. Il s’agit d’une sorte d’activité commerciale primitive, invisible d’en haut : «artisanat», gains, entrepreneuriat individuel, ce qu’on appelle «l’économie de garage». Il semblerait donc qu’il soit d’autant plus facile de s’éloigner du centre ? Si seulement ! Plus le système est primitif, plus il est stable. Tout ce moule d’économie primitive, inégalement réparti sur la surface, dont 65 % est constituée de pergélisol, réussit à s’autoréguler en vertu de règles et de coutumes informelles. Seront-ils prêts à négocier et à partager avec les nouveaux princes régionaux, à leur être fidèles au lieu d’obéir à un roi lointain ? C’est la question clé de toutes les hypothèses ? Nous entrons ici dans le domaine des conditions mentales préalables au processus.
Selon les références internationales, l’indice de développement humain de la Fédération de Russie est classé très haut, mais qui l’a mesuré et comment y est-t-on parvenu, si la première place du pays n’est pas occupée par Moscou, Saint-Pétersbourg ou Nijni Novgorod, mais par… le district autonome de Khanty-Mansi, qui fait partie de la région du Tumen (la majorité du pétrole produit en Russie provient du Khantys-Mansi, ce qui confère à la région une grande importance économique – ndlr) ? Ce qui ressort des contacts directs au niveau des soldats qui nous ont envahis pour nous imposer leur mode de vie – un échantillon social très révélateur de l’agrégat candidat à la désintégration – donne le sentiment d’une réalité complètement différente. Il n’y a pas de personnalités. Les individus que nous observons sont encore porteurs d’une conscience communautaire primitive avec tous les traits typiques inhérents à un tel système.
Selon les principes de la perception du monde, qui ont peu changé depuis l’abolition du servage, et, s’ils ont changé, c’est pour le pire. La société est déstructurée, en fait, c’est une communauté. Il n’y a pas de société, ainsi, il n’y a pas d’opinion publique, mais il y a des croyances. Il n’y a pas d’habitudes et de procédures pour la protection et la conciliation des intérêts (les Ukrainiens n’en avaient pas non plus au début de l’Indépendance, nous avons développé ou peut-être récupéré la mémoire collective – juste dans le processus des Maidans). En fait, il n’y a pas d’intérêts en tant que tels – des intérêts conscients et articulés – mais plutôt des images comme mode de vie. La confiance est absente en tant que catégorie. Et l’alcool bon marché, si vous voulez bien excuser ma franchise. Ils n’ont même pas l’habitude de se rebeller. Leur révolte est un pogrom.
Les intellectuels n’ont pas voulu et n’ont pas pu formuler un programme parce qu’ils ne sont pas des intellectuels, mais les héritiers des « intelligentsia » qui ont perdu leur statut et leur raison d’être en 1991. La quintessence de la culture russe contemporaine, ce sont les centaines de volumes de textes consacrés aux courageux parachutiste qui combat les Américains. Jusqu’à récemment, nos librairies étaient pleines de ce genre de lectures. Plus la présence d’émissions de variétés (des comédies primitives, les chansons de bandits, des émissions comiques à charge idéologique comme Kisselyov, Solovyov, Skabeyeva). Plus un produit de niche, parfois de renommée mondiale, pour un dixième pour cent. Qui va dire à ces personnages où se trouvent les points de retrouvailles, comment s’organiser, ce qu’il faut défendre ?
Certains mécanismes formels fonctionnent dans la Fédération de Russie car les sociétés primitives ont un besoin de rituels de légitimation. C’est pourquoi une telle attention est accordée aux élections. Mais il n’existe pas de parti qui puisse se désintégrer et continuer à exercer ses fonctions de direction, comme cela s’est produit dans les pays post-soviétiques. Le PCUS n’était pas seulement un parti – c’était un ordre qui, sur la base de pratiques quasi-religieuses, a) dès sa naissance, a construit la base de ressources pour les futures guerres de conquête, b) a éliminé ou isolé ceux qui s’en mêlaient, et c) si nécessaire, a organisé la survie et le traitement de l’information des groupes de population survivants. Un parti à la fonction clairement définie, avec une structure de gestion multipliée à tous les niveaux, était strictement formalisé et même inscrit dans la constitution.
Lorsque la quasi-religion s’est effondrée, les unités structurelles de l’ordre, c’est-à-dire les administrations provinciales toutes faites, ont pris le relais et partagé le pouvoir avec les mafias. L’Ukraine et les États baltes étaient les seuls, dans les décombres de l’URSS, où il y avait des élites alternatives et l’idée alternative de développement. Les autres États nouvellement formés existaient et, à quelques exceptions près, continuent d’exister dans le cadre du paradigme du PC de l’URSS avec des saveurs locales différentes.
La «verticale» de Poutine est, au contraire, une structure de type conventionnel qui manque de mécanisme de coordination entre les liens sans l’intervention du centre. C’est pourquoi ils ont toujours besoin de Poutine: pour réglementer, exercer la justice et collecter le tribut, comme à l’époque du prince varègue Ingvar-Igor (878-945). Il est techniquement impossible de découper mécaniquement ce schéma selon les lignes évidentes de la désintégration. Ils sont obligés d’en construire un nouveau. A partir de qui, à partir de quoi? En tout état de cause, le parti actuellement au pouvoir, Russie Unie, n’est pas une structure politique et donc n’est pas en mesure de conduire, et encore moins d’accompagner, la procédure de divorce.
Je lis des rapports analytiques étrangers très intelligents sur le rôle des gouverneurs et l’inévitable agitation de la population. Et j’essaie, en tant qu’ancien auteur de fiction, de m’imaginer à la place d’un de ces gouverneurs dans son bureau. Là maintenant, en ce moment même, on casse mes vitres. Puis-je appeler le commandant de l’unité locale de la Garde nationale ? Me répondra-t-il? Qui suis-je pour lui? Très bien, donc, qui est le chef de l’administration pour le commandant de la Garde nationale? Tous les deux, nous sommes nommés par Moscou. Peut-on négocier avec lui ou va-t-il me dénoncer? Qui « couvre »-t-il ? Il est possible qu’il «protège» mon rival, pourquoi pas? Peut-être, est-il préférable d’aller au devant des manifestants? Et leur proposer quoi? Et puis, c’est bien si mon district est un donateur. « Ne payons plus Moscou! » Et s’il est subventionné? Et que les salaires des enseignants qui se trouvent maintenant là et que j’ai obligé à tricher dans les commissions de dépouillement lors des dernières élections, dépendent des subventions ? Que vais-je leur dire exactement à cet moment ? Et ainsi de suite dans tous les cas.
Le nombre d’acteurs est limité, tout comme leurs modèles. Nous pouvons chercher des analogies dans le passé ou dans d’autres pays, mais je préfère me concentrer sur les réalités et les tendances actuelles:
– des formes de conscience pré-personnelles dans la majorité de la population concernée;
– l’amoralisme absolu des élites;
– l’absence de liens horizontaux;
– l’absence de la moindre garantie de sécurité pour les gens, les initiatives commerciales et les entités publiques
– l’absence de toute connaissance des opportunités économiques d’une ville, d’un village ou d’une région particulière, des liens et des dépendances internes;
– la dégradation technologique et domestique en plus de la dégradation humanitaire;
– l’incapacité d’inventer des idées de développement;
– le manque de personnel;
– le déclin de l’éducation;
– la nature imitative des médias.
Il convient d’examiner soigneusement les groupes spécifiques, leurs ressources, leur base de personnel, la viabilité économique potentielle de chaque base individuelle, le schéma de leur interaction, et seulement ensuite formuler des hypothèses. Sans cela, je suis désolé, ce n’est pas convaincant.
Et maintenant, regardons la carte et posons-nous une question: qu’est-ce qui va changer si la république de Sakha, ou la Yakoutie, avec une superficie de 3 millions de kilomètres carrés et d’une population de … un peu moins d’un million d’habitants (à peu près comme trois arrondissements de la rive gauche de Kyiv) se détachait de la Fédération de Russie dans sa configuration actuelle? Certes, le budget sera affecté. Et l’empire mental ? Dans quelle mesure cela affectera-t-il les ambitions et les appétits du reste des territoires? Quelle sera la réaction à Makhachkala? « Où sont-ils, ces Yakoutes ? » Certes, l’image symbolique du monde sera fortement agitée et la légitimité des autorités diminuera, mais y aura-t-il un effet domino?
Un autre point important de notre attention est le Kouban, où les Ukrainiens ont conservé une partie de leur identité. Nous parlons constamment de son annexion sous une forme ou une autre, comme un élément de la restauration de l’Ukraine à ses frontières ethniques à partir de 1919 (non reconnues, mais fixées à la Conférence de la paix de Paris). Mais…les Ukrainiens sont venus au Kouban, comme nous le savons, à la fin du XVIIIe siècle. Il s’agissait de terres tcherkesses (adyguéennes), et la déportation de ce peuple n’est que l’un des exemples classiques du génocide impérial. Quelle est la situation actuelle? Quelle est la relation avec les peuples voisins? Il serait souhaitable que quelqu’un étudie ça sérieusement. Et, plus important encore, est-ce ce dont nous avons besoin en ce moment? Il faudrait réfléchir à cela, si nous nous sommes risqués à nous pencher sur la léproserie.
Que faire avec des « bons Russes »? Je crois qu’ils en existe, des gens brillants et décents. Certains d’entre eux ont déjà quitté la Russie, d’autres n’en ont pas eu l’occasion physique ou ne se sont pas décidés. Des gens, tout simplement ! Certes, ils ne sont pas nombreux, mais ils sont là. Souvenons-nous de Dieu et de la ville du péché: « Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ; vas-tu aussi les faire périr ? Ne pardonneras-tu pas à la ville à cause de ces cinquante justes? » (Genèse 18:24). Je dis : je ne veux pas savoir, cela ne me concerne pas. Il y a des gens dont je dois m’inquiéter. De toute façon, je ne suis pas prêt à coopérer avec eux, de même que tous mes proches et connaissances. Laissons Dieu de prendre soin d’eux. S’il s’agit de l’asile politique, je sais que c’est notre devoir en vertu de toutes les normes internationales, que nous le voulions ou non. A une condition qui devrait avoir force de loi: « Qu’ils apprennent la langue! » Et ensuite nous verrons.
Je vais essayer de résumer: jusqu’à preuve du contraire – je ne suis pas prêt à considérer l’hypothétique l’éclatement de la Russie. Un jour, dans le futur – c’est indiscutable et inévitable. J’insiste, qu’il s’agit du « inévitable ». Par conséquent, dans un avenir proche, notre politique étrangère devrait être fondée sur la réalité de l’existence continue d’un voisin mortel pour une période indéfinie. Notre manœuvre actuelle n’est pas d’attendre que Dieu résolve notre problème, mais de nous préparer à coexister avec un pays humilié et plein de ressentiment. Nous ne pouvons pas nous en sortir seuls, tout comme nous n’aurions pu faire face à l’agression sans la communauté internationale. Nous devons donc exiger de ceux que nous avons protégés :
1.La faillite de notre voisin: les sanctions sur tous les hydrocarbures, idéalement toutes les exportations. Pas un plafonnement des prix, mais une interdiction totale.
2.En échange de «cuisses de Bush » (un surnom courant pour les cuisses de poulet importées des États-Unis dans les années 90), l’introduction de la subordination directe au comité central de Washington, ils savent faire quand ils le veulent.
3.Dénucléarisation sans option, Langley dispose de toute l’information nécessaire.
4.L’OTAN pour l’Ukraine.
5.Des douves pleines de crocodiles. Des points de passage uniquement pour les parents proches et les justes.