Array ( [0] => WP_Post Object ( [ID] => 3749 [post_author] => 6 [post_date] => 2023-04-10 16:33:53 [post_date_gmt] => 2023-04-10 16:33:53 [post_content] => L'armée n'est pas un milieu très intellectuel. Il y a beaucoup de plaisanteries à ce sujet, y compris dans les pays occidentaux. Mais en même temps, c'est un endroit idéal pour étudier les attitudes dans différents segments de la société, car un professeur agrégé, un conducteur de tracteur et un informaticien peuvent facilement se retrouver dans la même tranchée. Dans quel autre endroit se rencontreraient-ils ? Certes, la trie professionnelle rigoureuse devrait emmener le premier dans un quartier général, le second dans une unité de chars et le troisième dans une brigade de reconnaissance aérienne. Mais la carrière militaire en temps de guerre est une loterie. Dans mon milieu social de Kyiv, on parle souvent de la post-vérité, la lutte contre les faux, l'intelligence artificielle, les crypto-monnaies, l'économie post-industrielle, la crise migratoire, le post-colonialisme et la politique de la mémoire historique. Je ne sais pas ce qu'il en est d'autres unités, mais dans les brigades mécanisées, la composition des unités ressemble à une « armée d'ouvriers et de paysans ». Il n'y a pas de pièges ni de magouilles, c'est dicté par la démographie. Il est clair que dans un tel cercle, les sujets mentionnés ci-dessus ne sont pas d'actualité. Certes, il m'arrive de fumer en silence ou de « fixer des yeux mon téléphone » quand mes voisins parlent de charrue, de semoir, de réparation de moteur ou d'abattage, mais parfois ils m'écoutent. Quand je vois que les gens sont intéressés par mes connaissances, l'essentiel est de choisir les bons mots et les bonnes catégories. Après tout, je ne m'adresse pas à des étudiants de l'Université Catholique. J'ai remarqué une tendance intéressante : les garçons (il n'y a pratiquement pas de filles dans mon unité) des villages et des petites villes sont plus ouverts que les natifs peu éduqués des grandes villes. Les villageois respectent toujours l'enseignement supérieur, de sorte qu'une personne diplômée d'une université de la capitale a de l'autorité à leurs yeux. Ils ne sont pas de très bons utilisateurs de gadgets et préfèrent donc la télévision ou la presse écrite locale pour s'informer. En général, la prudence et la modération des paysans expliquent qu'ils apprennent et consomment l'information avec précaution. « J'ai lu cela sur Internet, c'est donc un faux ? », me demandent parfois mes camarades. Le mot anglais est depuis longtemps d'usage courant. Je procède à une vérification des faits et j'argumente sur la véracité de l'information. Ils m'écoutent, c'est bien. Les gars de Kyiv, de Kryvyi Rih ou d'Odessa, c'est une tout autre histoire. Ils sont plongés dans le Télégram et le Tiktok, où ils ont des paramètres à leur goût : certains aiment les « complots », d'autres les acclamations patriotiques, tant que l'information correspond à leur état émotionnel et à leur vision du monde. C'est de ce public que j'ai entendu les théories de conspiration les plus folles, c’est eux qui sont convaincus que « l'argent décide de tout » et que notre guerre est aussi une affaire de super-profits. Il est presque impossible de casser ce mur. Un tel interlocuteur dispose d'un argument solide à côté du gadget - un oncle ou une tante à la Verkhovna Rada, un chef d'entreprise ou un voisin à la datcha qui sait exactement ce qui se passe réellement. Et les mots du journaliste professionnel ne signifient absolument rien pour eux. Un jour, lors de la formation du bataillon, alors que nous commencions à nous connaître, je lisais le livre d'Alain Bezanson La Sainte Russie. Un de mes compagnons d'armes, originaire d'une petite ville de la région de Zhytomyr, a regardé la couverture avec méfiance et m'a demandé : « Tu sais que la Rus, ou la Ruthènie, c'est nous, n'est-ce pas ? Les Moscovites nous ont volé ce nom ». Nous avons alors eu une conversation sur l'histoire, qui ne fût pas très longue, mais qui eut du sens. Cet incident m'a prouvé que les nombreuses années de travail des médias, du secteur public et des politiciens dans la lutte pour la mémoire historique n'étaient pas vaines, puisque les gars de Baranivka ont acquis des connaissances de la sphère humanitaire. Mes observations peuvent être qualifiées d'amateurisme ou d'illusions folkloriques. Mais il y a aussi la sociologie : selon un sondage de l'Institut de Sociologie de Kyiv, 71 % des Ukrainiens ont une attitude positive à l'égard de l'hetman Pavlo Skoropadsky qui a tenté de construire l'Ukraine indépendante il y a 100 ans, et seulement 16 % ne savent pas qui il est. Je suis sûr qu'il y a 5-10-15 ans, le nombre de ces derniers était incomparablement plus élevé. Dans nos milieux intellectuels, on plaisante souvent sur le fait que « notre peuple » est crédule et non moderne. Le problème de ces évaluations snobs est qu'un journaliste ou un activiste de Kyiv, sirotant un smoothie dans un café, parle d'une image généralisée composée de souvenirs fragmentaires du village de sa grand-mère et de bouts de phrases entendues au marché ou dans les transports. J'ai perdu cette arrogance d'avant-guerre en visitant le Smart Space dans le village de Kozelshchyna à Poltava : sur le site d'une bibliothèque désaffectée, tout un pôle de vie culturelle a vu le jour. Il suffit de lui donner un coup de pouce ! Et pendant la guerre, en discutant avec les habitants des zones rurales, j'ai été à nouveau convaincue qu'ils ont une demande de connaissances et un désir de « se perfectionner », surtout lorsqu'il s'agit d'élever des enfants. Ils ne parlent pas du sens d'affaires de leur fils ou du talent culinaire de leur fille : les parents veulent les voir réussir. « Ma femme a décidé de constituer une bibliothèque familiale, elle achète des livres », m'a dit l'autre jour un camarade de combat qui a grandi dans un village près de Zhytomyr, avant d'ajouter rêveusement : « Et nous voulons aussi aller voir un spectacle dans un théâtre de Kyiv ». La nouvelle ère des Lumières, dont nous parlons en Ukraine, est en train de se mettre en place et de porter ses fruits. Cependant, il est trop tôt pour se reposer sur ses lauriers. Pour ma part, je n'ai aucune vision sur la manière de sortir des griffes du pseudo-savoir de tous ces complotistes qui vivent dans les grandes villes mais méprisent la culture et l'éducation, même s'ils y ont accès illimité. 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Un des gars qui était avec nous lui a jeté un mégot juste sous ses pieds.

« Ramasse-le et jette-le à la poubelle », a insisté Ivan.

« Tu as trouvé un endroit pour être propre, regarde le désordre autour de toi, c'est la guerre, pas le temps pour la propreté… »

« Nous n’avons pas le droit de faire cela après Maïdan » (la révolution de la Dignité en Ukraine– ndlr).

Oui, nous avons tous cru que Maïdan était un point de non-retour. Nous avons cru que tout changera après ces victimes que nous n'avons pas le droit de trahir. Surtout, après les souffrances encore plus grands, causés par la guerre, qui, jusqu’en février 2024, se cachait derrière les termes de « l’opération antiterroriste » dans l’est de l’Ukraine et de l’opération des Forces unies. Cette croyance naïve que le changement viendra de l'extérieur ! Qu’une vibration serait créée, comme il est de bon ton de le dire aujourd'hui, qui rendra impossibles les malheureuses rechutes du passé.

Je voudrais rappeler qu’à la fin de l’année 2021, le concert du rappeur russe Basta à Kyiv était le sujet le plus discuté. Des jeunes gens bien habillés, aux manières quelque peu arrogantes, s’engueulaient avec des activistes qui faisaient le piquet de grève contre le concert. «Qu'est-ce que la politique a à voir là-dedans? Nous aimons ses chansons », tel était le message des fans de Basta. Il restait quelques mois avant les premières frappes de missiles sur Kyiv. Et oui, pour ces passionnés de la culture russe, le bombardement de la capitale ukrainienne a été une surprise totale. « Comment est-ce possible au XXIe siècle, où il y a Elon Musk, des hyperloops et du lait sans lactose » ? Pour eux, il n'y avait pas de boucherie d'Illovaysk, de combat de Debaltsevo et de défense de l'aéroport de Donetsk. « La politique, ce n'est pas mon truc », disaient-ils.

Au cours du premier mois de la grande guerre, les civils ont presque vénéré des hommes en uniforme armés de mitrailleuses dans les rues de Kyiv (et non seulement). Peu à peu, l’euphorie est passée. Fin avril, nous avons gardé l’entrée d’une forêt minée avec d’autres militaires, et nous avons été souvent confrontés à des passants, ivres et agressifs: « Ne racontez pas d’histoires, je me promène dans ces bois depuis 25 ans! »

Les personnes qui n’ont pas de proches à la guerre, qui vivent loin des champs de bataille, qui regardent des vidéos populistes comme sédatif, ont l’illusion que la vie va reprendre le cycle d’avant-guerre. Mais la machine à remonter le temps reste un élément de fiction et rien ne présage son apparition. La guerre, quelle que soit sa durée, peut devenir un moment de repentance pour chacun d’entre nous, pour la société tout entière.

De quoi se repentir et devant qui? Je propose de revenir aux sources. En grec ancien, une grande partie des textes fondamentaux de christianisme est rédigée dans cette langue, le mot « repentance » se prononce comme « metanoia » et signifie littéralement « changement d’avis». C’est ce que nous devons expérimenter à l’époque de redoutables épreuves. C’est un fait bien connu en psychologie que tout vétéran est une personne avec un sens aigu de la justice. Lorsqu’il ne la trouve pas, le syndrome du Vietnam (d’Afghanistan et au-delà) s’intensifie. Dans une société d’après-guerre, le sens de la justice et de la responsabilité devrait être renforcé en général.

Si vous n'êtes pas convaincus par des théologiens du passé, regardez la vidéo de notre contemporaine et compatriote Yaryna Chornohuz, qui se bat dans l'une des unités de la marine.

« S'il vous plaît, changez tant qu'il nous reste beaucoup d'Ukraine », demande-t-elle. Il s'agit également de se repentir et de changer d'état d'esprit.

Pour ceux qui survivent, dans l'avenir, il ne devrait pas y avoir de place pour un compromis moral. Il en est de même pour la « grande littérature russe » et le reste de la périphérie impériale. On y parvient par le repentir, lorsque la pensée change de telle sorte que ce n'est pas la censure mais sa propre volonté qui empêche de s'informer auprès de médias russes, d'écouter de leur musique pop ou de jeter des mégots de cigarettes sous ses pieds. « Nous ne sommes pas Russes », aime bien rappeler mon commandant de compagnie.

[post_title] => Une repentance par la guerre [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => closed [ping_status] => closed [post_password] => [post_name] => une-repentance-par-la-guerre [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2023-04-18 07:57:06 [post_modified_gmt] => 2023-04-18 07:57:06 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://tyzhden.fr/?p=3705 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw ) [2] => WP_Post Object ( [ID] => 3596 [post_author] => 6 [post_date] => 2023-04-04 12:39:37 [post_date_gmt] => 2023-04-04 12:39:37 [post_content] =>

Pas d’analogie avec la « Grande Guerre ». Ils ne sont pas une « génération perdue ». À l’époque, ce sont les Empires qui jettent les uns contre les autres des millions de jeunes gens qui découvrent les horreurs des combats. Ils combattent pour un roi, un tsar, un prince ou un sultan, sacrifiés à la gloire de leurs idées de puissances.  

Leur idéal a été bafoué près d'Ypres, noyé dans les râles de la Somme et de la Marne, gelé dans les Carpates et étouffé sur la côte de Gallipoli. Ceux qui ont survécu sont revenus de ce monde complètement différents et…  perdus. L’épreuve produisit une littérature abondante pour dépeindre une expérience terrifiante et fit naître des auteurs qui ont décrit le mal de toute une génération, que Gertrude Stein qualifia de « génération perdue ». 

La génération des jeunes Ukrainiens d’aujourd’hui, celle d’un médecin comme Yana Zinkevich et celle d’un journaliste comme  Roman Ratouchny, c’est une génération incomparable. Ils ont grandi dans un pays qui avait plutôt oublié le patriotisme, mais qui n’avait pas oublié son identité. La plupart d'entre eux sont partis à la guerre non parce qu’ils étaient  mobilisés, mais en se portant volontaires. Parfois ils devaient implorer, en particulier les filles, pour être envoyés au front. Examinez la chronique des premiers bataillons de volontaires : combien y a-t-il de jeunes visages?  C’est d’eux que je parle. 

Avant la guerre, mes contemporains avaient tout un vécu derrière eux, avec ses réussites et ses problèmes (qui d’ailleurs semblent ridicules aujourd’hui). Ceux qui sont arrivés au front tout juste étudiants ou à peine sortis de l’école grandissent et mûrissent « en accéléré ». Il est étrange de voir quelqu’un sans expérience des combats, enseigner à de plus jeunes qui ont passé  huit (trois, cinq) de leurs 28 ans à faire la guerre. Les acquis, la connaissance, dans une vie paisible, peut être précieuse, mais c'est tellement... débonnaire. Ceux dont l’apprentissage de la vie se résume à une usine soviétique ou aux bazars des années 1990 ont peu de chances de faire autorité auprès de celui qui, dans sa jeunesse, a appris à distinguer à l’oreille un mortier de 120 mm d'un obusier de 152 mm.

Grandir en temps de guerre, c'est comprendre qu’un amour peut être perdu non pas à cause d'une querelle, mais à cause d'une balle de sniper. Grandir en temps de guerre, c'est acquérir ses connaissances de manière empirique, faute de temps pour étudier. Grandir en temps de guerre, c'est transformer la radicalité de la jeunesse en une certaine impartialité. Grandir en temps de guerre, c'est n'avoir pas eu le temps de fonder une famille, mais réaliser qu'on n'aura jamais personne de plus proche que ses camarades de combat. Grandir en temps de guerre, c'est un retour difficile à la vie du temps de paix,  parce qu'il n'y a pas de retour à l'enfance possible et que l'on ne comprend pas ce que signifie « aller au travail chaque jour ».

Beaucoup d'entre eux auront 25 ans à jamais. Des rues porteront leur nom et on se souviendra d'eux dans les médias et les livres d’histoire. Ce n’est pas suffisant. Nous avons une dette envers cette génération. Pas seulement ceux qui sont devenus adultes dans les tranchées mais aussi ceux qui ont le même âge que les héros tombés au champ d’honneur. Nous les avons connu avant leur engagement: ils étaient étudiants, artistes, activistes, ils apprenaient la vie. 

Ils devront rejoindre la commune société, sur un même pied d’égalité, sans distinction et sans jouer au « Komsomol » (référence à la jeunesse communiste à l'époque de l'URSS - ndlr). Ceux qui ont connu le travail dans une période pacifique devront leur faire de la place. Et ainsi, nous ne perdrons pas cette génération. 

Plus de cent ans ont passé depuis la « Grande Guerre ». Elle a engendré la « génération perdue », restée pour toujours dans la mémoire des peuples européens, celle que de grands écrivains ont immortalisée, d’Erich-Maria Remarque à Hemingway. Non, les  guerres ne se ressemblent pas et 1914 n’est pas 2024. 

[post_title] => Cette génération n'est pas perdue [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => closed [ping_status] => closed [post_password] => [post_name] => cette-generation-n-est-pas-perdue [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2023-04-04 12:41:14 [post_modified_gmt] => 2023-04-04 12:41:14 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://tyzhden.fr/?p=3596 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw ) [3] => WP_Post Object ( [ID] => 3537 [post_author] => 6 [post_date] => 2023-04-01 13:39:03 [post_date_gmt] => 2023-04-01 13:39:03 [post_content] => La nuit tombe. Nos chars d'assaut se mettent au travail. C'est bruyant et effrayant. Parce que nous sommes juste à coté, et parce que l'ennemi va bientôt riposter. Les chars partiront, mais pas nous. Nous ne savons pas combien de temps nous devrons attendre la voiture qui nous ramènera vers nos positions. Pour l'instant, nous buvons du thé dans la cour d'un village avec des gars accueillants de la cinquième unité. Nous portons toujours nos armures et nos casques. « Tu as laissé pousser ta barbe, je te reconnais à peine », plaisante un sergent. La dernière fois que nous nous sommes vus, c'était en été, près de la frontière biélorusse. Je lui ai immédiatement demandé comment Andriy Lyuty, mon compagnon d'armes et ami très proche, a été tué. Nous sommes devenus amis dès la première file d'attente au bureau d'enregistrement et d'enrôlement militaire, et nous nous sommes rapidement rappelé des connaissances mutuelles datant de la période que nous appelons aujourd'hui la « première guerre », c'est-à-dire les années 2014-2021. Par la suite, chacun de nous a pris son propre chemin. Nous nous sommes rencontrés une fois au combat et un autre, sur un terrain d'entraînement. Et puis il y a eu l'attaque d'Izium : j'ai survécu, mais pas Andriy... « Je vais te raconter, c'est moi qui l'ai sorti du champ de bataille », dit le sergent. Nous fumons. Nous parlons d'Andriy et d'autres morts. Nous nous souvenons des combats d'Izium, qui ont été les premiers pour nous. Plein de gens nous ont rejoint, pour discuter. « C'est bien, les gars, que nous puissions partager cela entre nous », ai-je dit. « Il est peu probable que vous raconterez cela à quelqu'un à la maison un jour ». « C'est sûr », un des soldats a fait un signe de la main, « ils diront que nous mentons »... Je déteste qu'on me dise : « Dis-moi ce que tu ressens ». Les soldats ne se posent pas ce genre de questions entre eux. Et quand ça vient de la part des civils, cela ressemble à de la moquerie, à quelque chose de contraire à l'éthique. C'est comme demander à une personne handicapée s'il est difficile de se déplacer dans la ville en fauteuil roulant. Si on commence à raconter tout en détail, de « a » à « z », un interlocuteur non préparé sera choqué, pleurera peut-être, ou voudra plutôt oublier l'histoire. Ce n'est même pas la peine de commencer. De manière générale, tout cela a déjà été décrit dans des reportages, de la fiction et des films. Il y aura un million des récits oraux des seuls soldats de première ligne. Et aussi de ceux qui étaient dans l'occupation, des réfugiés civils qui se cachaient des bombardements et erraient sans électricité ni eau. Où trouver cet endroit qui contiendra toutes ces histoires ? Existe-t-il dans la nature ? Les mendiants professionnels savent ouvrir les plaies et les exhiber. Cela fait partie de leur « métier ». Les personnes en bonne santé ne font pas cela. Il faut accepter qu'on ne puisse pas tout dire à tout le monde. Jamais. Il n'y a pas assez d'oreilles, d'yeux et de cœurs libres pour accepter ces téraoctets et mégapixels de souffrance et de douleur. Certaines personnes trouveront du réconfort dans la psychologie, mais la plupart d'entre elles enfouirons leur expérience dans le cercle des « leurs », ceux qui ont traversé la même expérience : là où ils seront compris. Trouver « son cercle » pendant la guerre, et surtout après, est le chemin du bonheur, que nous collectionnerons soigneusement et méticuleusement, comme des douilles dans un stand de tir. [post_title] => Un soir de guerre : conversation prés du front [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => closed [ping_status] => closed [post_password] => [post_name] => un-soir-de-guerre-conversation-pres-du-front [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2023-04-03 17:32:22 [post_modified_gmt] => 2023-04-03 17:32:22 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://tyzhden.fr/?p=3537 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw ) )

Author: Dmytro Krapyvenko

ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire