L’Ukraine est à nouveau menacée d’une interruption des livraisons d’armes en provenance des États-Unis. L’Ukraine pourra-t-elle s’en sortir sans Washington, quel sera le rôle de l’Europe et qu’adviendra-t-il de l’équilibre des forces sur le champ de bataille ?
Encore de mauvaises nouvelles
Le 2 juillet, les Ukrainiens ont appris une nouvelle décevante : la suspension de l’aide militaire américaine. Et, contrairement à la situation en mars, où la suspension de l’aide avait été expliquée par la dispute entre les présidents à la Maison Blanche, cette fois-ci aucune raison apparente n’a été donnée.
Certains médias ont même commencé à diffuser une fausse nouvelle sur la levée des sanctions contre les banques russes, en se référant à un document concernant en fait la Syrie. Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, beaucoup étaient prêts à croire à la « trahison » totale du président Trump et de son administration, qui auraient finalement décidé de livrer l’Ukraine à l’agresseur russe.
Quelques heures plus tard, la porte-parole du Département d’État américain, Tammy Bruce, a commenté la situation. Elle a déclaré que les États-Unis ne cessaient pas de fournir des armes à l’Ukraine, mais qu’ils faisaient simplement une pause liée au processus de réévaluation des stocks et des capacités de défense. « Notre position n’a pas changé. Mais sa mise en œuvre dépendra du principe « America First » (l’Amérique d’abord) », a déclaré Mme Bruce, sans préciser, bien sûr, quelles seraient les conséquences pour l’Ukraine.
Après l’arrêt de l’aide américaine en mars, nous avions écrit que la situation serait difficile, mais pas catastrophique, compte tenu de deux facteurs. Le premier est l’augmentation progressive du potentiel de défense de l’Europe, la capacité des Européens à nous fournir de plus en plus les armes dont nous avons besoin. Le deuxième est le développement de notre propre production d’armes. Nous proposons ci-dessous d’examiner en détail l’efficacité de ces facteurs dans l’hypothèse d’un retrait total des États-Unis.
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Les efforts européens
L’Europe dispose d’un complexe militaro-industriel puissant, mais qui n’est pas en mesure de remplacer immédiatement et intégralement tous les types d’aide américaine. Les principaux problèmes du complexe militaro-industriel européen sont son manque d’intégration, l’irrégularité des chaînes d’approvisionnement entre les différents pays et le manque d’investissements. Ensemble, ces facteurs ralentissent le développement du secteur de la défense sur le continent.
Par exemple, depuis le début de la guerre à grande échelle, les États-Unis ont fourni à l’Ukraine plus de 3 millions d’obus d’artillerie de 155 mm. Les Européens tentent d’augmenter leur propre production : en février 2023, ils en fabriquaient 300 000, contre environ 1 million aujourd’hui. Bruxelles s’est déjà fixé pour objectif d’atteindre 2 millions par an, mais on ne sait pas encore quand cet objectif sera atteint.
L’Ukraine dépend entièrement des livraisons américaines de systèmes HIMARS et de leurs munitions. Il en va de même pour les missiles ATACMS. Nous savons très bien à quel point ces systèmes sont efficaces pour frapper les centres logistiques, les postes de commandement, les dépôts de munitions et les lieux de rassemblement des troupes russes. L’Europe n’est actuellement pas en mesure de fournir une alternative à l’échelle requise.
Il existe une option selon laquelle les Européens fourniraient à l’Ukraine des fonds pour acheter des substituts en Corée du Sud, en Israël, etc. Cependant, on ne sait pas si ces pays peuvent et veulent vendre des armes à l’Ukraine, surtout si elles contiennent des composants fabriqués aux États-Unis.
Le problème le plus douloureux est la défense aérienne. Étant donné que seuls les systèmes américains Patriot sont capables d’abattre des missiles balistiques, l’arrêt de la livraison de missiles intercepteurs nous rendra plus vulnérables aux attaques russes sur notre arrière. D’autant plus que l’agresseur met de plus en plus l’accent sur les attaques balistiques contre Kyiv et d’autres grandes villes, notamment pour terroriser la population civile.
L’Europe renforce sa production de systèmes de défense aérienne et anti-missiles, qui sont efficaces au moins contre les missiles de croisière. L’Ukraine en dispose déjà dans son arsenal et va recevoir davantage de systèmes italo-français SAMP/T, norvégiens NASAMS et allemands IRIS-T.
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Cependant, sans un approvisionnement stable en Patriot, notre défense aérienne restera incomplète.
Un autre domaine dans lequel l’Europe n’est pas en mesure de remplacer complètement les États-Unis est celui du renseignement. Les données satellitaires américaines ont joué un rôle important dans la capacité de l’Ukraine à localiser et à frapper rapidement des cibles tant dans les territoires occupés que dans l’arrière-pays de l’agresseur. Sans elles, l’efficacité de nos frappes pourrait être considérablement réduite.
Progrès ukrainiens
Depuis que la guerre est entrée dans une phase à grande échelle, l’Ukraine augmente rapidement sa production d’armes. Selon les données de BBC Monitoring, au début de l’année 2025, nous couvrions 30 % de nos besoins en armement (le président Zelensky parlait de 40 %). Outre sa propre production, l’Ukraine crée des co-entreprises avec des sociétés étrangères telles que l’allemande Rheinmetall, la française Thalès, etc.
La plus grande réussite est sans doute la production nationale de drones. En août 2024, le ministre de la Transformation numérique, Mikhaïl Fédorov, a déclaré que 96 % des besoins en drones étaient couverts par des drones de fabrication ukrainienne. C’est grâce à ces développements nationaux que nous avons pu chasser la flotte de la mer Noire de Crimée et intensifier les frappes sur l’arrière-garde russe.
De 2023 à 2024, l’Ukraine a augmenté sa production de munitions d’artillerie de 1 million à 2,5 millions (il s’agit de tous les types, et pas seulement des 155 mm). Notre industrie de défense emploie plus de 300 000 personnes dans plus de 500 entreprises publiques et privées.
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Malgré des progrès considérables, l’Ukraine dépend encore à 60-70 % de l’aide militaire étrangère. Une part importante de sa production dépend de composants importés. L’Ukraine ne produit pas suffisamment de systèmes de missiles sol-air, qui sont essentiels pour la défense de l’espace aérien sur le front et à l’arrière. Nous dépendons de la fourniture de composants chinois pour la fabrication de drones et de moyens de guerre électronique. L’agresseur frappe pratiquement tous les jours nos capacités de défense.
Équilibre des forces sur le champ de bataille
Si les États-Unis cessent réellement leur aide militaire, l’occupant tentera de maximiser son activité sur le champ de bataille, surtout compte tenu de la détérioration rapide de son économie. Il n’y aura pas de percées rapides sur le front, mais la défense sans l’aide américaine coûtera de plus en plus cher aux Ukrainiens.
Toutefois, comme au premier semestre 2022, lorsque l’aide étrangère était encore quasi inexistante, l’Ukraine sera en mesure de s’adapter. L’accent mis de plus en plus sur le remplacement des forces vives par des drones jouera en notre faveur.
Le manque de données des services de renseignement américains sera en partie compensé par les capacités de l’UE et du Royaume-Uni. Il est probable que les États-Unis seront prêts à vendre à l’Ukraine ou à l’Europe une partie des armes dont elle a besoin.
Si les Américains décident de nous priver complètement, que ce soit gratuitement ou contre finances, de leurs livraisons, nos perspectives à long terme dépendront de trois facteurs imprévisibles : la capacité de l’Europe à développer sa production ; la possibilité pour l’Ukraine d’obtenir un avantage grâce à l’innovation, notamment dans le domaine des drones ; et la rapidité avec laquelle ces deux processus se développeront.
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En cas d’interruption soudaine de l’aide américaine, l’Ukraine ne pourra éviter une période de baisse de sa puissance militaire. L’agresseur tentera certainement d’en profiter pendant que nous serons en phase d’adaptation. L’avenir de l’Ukraine dépendra alors de l’efficacité de notre riposte pendant cette période.
Décrédibilisation des derniers succès
Le journaliste américain Noah Rothman estime que le refus de soutenir l’Ukraine dévalorise complètement le signal envoyé par Washington au monde après les frappes contre l’Iran. Selon lui, la défaite de l’Ukraine causerait aux États-Unis un préjudice bien plus important en termes de réputation que les avantages obtenus après la victoire déclarée sur Téhéran. Et c’est précisément le retrait du soutien à l’Ukraine qui donnera le feu vert à la Chine, qui hésite encore à attaquer Taïwan.
Les arguments des opposants à l’aide contredisent la thèse de la puissance des États-Unis, si souvent évoquée par le président Trump. Ils affirment que l’Amérique ne dispose pas de réserves d’armes suffisantes en cas d’agression de la part de la Chine ou d’un autre pays, et qu’il faut penser à soi-même plutôt qu’à un pays lointain d’Europe de l’Est qui, de surcroît, faisait partie de l’URSS il y a seulement quelques décennies.
Mais ils oublient que l’objectif du paquet d’aide à l’Ukraine voté l’année dernière est de renouveler les stocks américains. Nous recevons beaucoup d’armes obsolètes, comme des missiles air-air AIM-7 datant de la guerre du Vietnam. Elles ne seraient certainement pas un facteur décisif pour repousser une agression étrangère contre les États-Unis. Au lieu de cela, des milliards de dollars sont investis dans la production d’armes de pointe qui ne nous sont pas destinées, mais qui viennent garnir les stocks américains.
À l’heure actuelle, nous ne disposons pas d’informations définitives concernant le sort de l’aide américaine à l’Ukraine. Cependant, il est évident pour tous qu’une telle décision augmente considérablement le risque de voir toute l’Europe se transformer en champ de bataille. Une bataille dans laquelle les États-Unis perdraient des millions de fois plus que ce qu’ils dépensent actuellement pour nous aider.