Dmytro Sinchenko est collaborateur de The Ukrainian Week/Tyzdhen.fr, il écrivait pour nous des articles sur la politique locale dans la ville de Kropyvnytsky et dans la région lors des élections locales de 2020. Il est aussi activiste politique et social, blogueur. Après le début de la grande invasion le 24 février, Sinchenko a rejoint l’armée ukrainienne. Ses textes décrivent la vie des soldats au front. Son nom de guerre est Perun.
Je ne me souviens plus quel jour nous sommes aujourd’hui. Comme si hier c’était lundi, et aujourd’hui on dit que c’est déjà jeudi. Il est trois heures du matin. Nous sommes assis dans un vieux véhicule de transport de troupes blindé, et ceux qui ne pouvaient pas rentrer – s’assoient directement sur l’habitacle au-dessus. Il fait froid aujourd’hui. C’est une bonne chose. Mieux vaut le froid que le marécage des jours précédents. Les véhicules d’infanterie soviétiques n’offrent même pas le confort minimal : les sièges sont en métal, on n’a même pas pensé à mettre une planchette ou une sorte de ou de mousse expansée. Le cul gèle au contact du métal. Mon camarade prend un paquet sec dans la pile entreposée au milieu et s’assoie dessus. Je suis son exemple. C’est un peu mieux. On déménage. Le cliquetis du moteur est presque impossible à distinguer du cliquetis d’une mitrailleuse. Pendant que le véhicule est en mouvement, il n’est pas clair s’il y a un combat ou non. Rien n’est clair du tout.
« Perdu aux cartes. » C’est ainsi que s’appellent les conducteurs-mécaniciens des véhicules de combat. Ils sont rattachés à notre compagnie de fusiliers avec de l’équipement. Nous avons nous aussi « perdu aux cartes, » car nous sommes rattachés à un bataillon de chars. Maintenant, nous avons deux fois plus de commandants et, par conséquent, plus de rapports. C’est nous qui bouchons désormais les trous en première ligne, dans les zones les plus difficiles.
« Motolyga » (c’est ainsi que les combattants appellent les vieux blindés soviétiques – ndlr) s’arrête. Nous sommes arrivés. Nous sautons du blindé, puis marchons sous les arbres. Tout est gris autour. Les éclairs des explosions illuminent la route, sur le bord de laquelle se trouvent des carcasses de voitures brûlées, déformées par le souffle des explosions. Les cratères d’explosions, les arbres coupés par des balles et les éclats d’obus. Les balles sont ce qui distingue la guerre dans le Donbass de la guerre dans le Sud. Beaucoup de balles.
Beaucoup de combats rapprochés. Ici, l’infanterie ne se contente pas de se cacher dans des abris, mais tire constamment en arrière de tous côtés. Non seulement la défense, mais aussi la contre-attaque. Non seulement des chars, mais aussi des frappes aériennes. Ce n’est plus une guerre d’artillerie. C’est une guerre de tout ce que nous avons contre tout ce que possède l’ennemi.
L’ordre est de se disperser. Tout le monde s’allonge entre les arbres. Nous attendons. Nous continuons à avancer de l’autre côté de la bande de forêt. Tirs. Explosions. Nous avançons toujours. Un projectile tiré depuis un lanceur de grenades automatique explose devant moi. Heureusement, nous ne sommes pas touchés. Nous arrivons à notre destination et nous nous cachons dans une tranchée. La fumée de cigarette ronge mes yeux. La lumière de la lanterne est faible.
Des soldats fatigués sont assis le long du mur. Nous les relevons. Nous sommes divisés en groupes, avec chacun des tâches à accomplir. Sous le couvert du feu, nous prenons nos positions dans les tranchées, remplaçons ceux qui sont restés là trop longtemps.
L’ennemi est devant, à cent mètres de nous. Il y a des tranchées de nos camarades des deux côtés. Notre secteur de feu est le territoire du cimetière entre deux bâtiments en béton. Un sniper travaille du toit de l’un de ces bâtiments. Il vaut mieux ne pas se faire remarquer.
On fait chauffer le thé. Stalker (pseudo d’un combattants – ndlr) a sorti une barre de Snickers. L’air frais et glacial me met en appétit. Plusieurs silhouettes s’élevaient dans le cimetière, comme des zombies sortant des tombes. Ce qu’ils sont. Notre mitrailleuse a tiré de tiré de ce côté. Les positions voisines ont trouvé le soutien. Nous avons aussi pris les armes. Le thé a dû être remis à plus tard: une tentative de prendre d’assaut nos positions est à venir. Après nos tirs de mitrailleuses et de fusils d’assaut, le groupe ennemi est tombé au sol, stoppé par le feu. Des grenades RPG-7 ont volé vers le bâtiment en béton sur lequel le sniper se trouvait. Quelque part derrière la forêt, le lanceur de mortier a commencé à tirer sur les positions russes.
Coup de feu, coup de feu, coup de feu. Je ne vois pas l’efficacité de mon tir et je ne sais pas pourquoi l’ennemi tombe. Peut-être a-t-il été touché par la balle d’un collègue ou les fragments d’une mine, ou peut-être s’est-il simplement plaqué au sol et attend-il une pause entre les tirs. Mais je ne m’en soucie pas du tout.
Coup de feu, coup de feu, vide. Je me demande quand j’ai eu le temps de vider le chargeur. Je remarque qu’il y en a encore des balles. Je tire le verrou, et une cartouche tombe. Quelque chose ne va pas. On trouvera une solution plus tard.
Coup de feu, coup de feu, coup de feu. Les balles disparaissent encore plus vite. Je retire le chargeur, de nouveau, il n’est pas vide. C’est donc ça. Ma « kalash » se bloque. J’enlève le couvercle, vérifie le mécanisme, l’essuie rapidement. Je le ré-assemble. Le problème ne disparaît pas pour autant. Finalement, le fusil ne commence à fonctionner qu’après avoir tiré sur la culasse.
-Mon ami Perun, qu’est-ce que tu as? Pourquoi fais-tu ça? – Stalker interrompt ses tirs.
– C’est coincé ! La cartouche n’entre pas dans la chambre !
– Laisse-moi regarder! Stalker essaie de tirer, puis inspecte les entrailles du fusil, la conclusion est décevante.
– Vieux, c’est foutu! Tu n’es d’aucune utilité à la position avec un tel engin de pacotille. Va à l’abri, essaye de le nettoyer, ou mieux, remplace-le.
La fusillade s’est calmée. La réponse des mortiers des orcs (surnom des militaires Russes – ndlr) a commencé. On se baisse dans la tranchée. Une explosion, puis une autre, et encore une autre. Les occupants bombardent les abris.
Une forte explosion. Une colonne de terre en fusion s’élève dans le ciel, à 30 mètres de haut, comme un immeuble de grande hauteur. Les orcs ont frappé l’un des abris. Des morceaux de terre cuite fondue nous tombent sur la tête. Et dans le thé.
– Ne t’inquiète pas, Perun, il n’y avait personne. Cet abri a été bombardé hier. Maintenant, dès que les bombardements cessent, cours.
Le silence se fait. Je cours vers l’abri resté intact. Il y a déjà beaucoup de monde à l’intérieur. Une belle brochette d’unités complètement différentes, des commandants essayant simultanément de répartir les tâches. L’odeur de la fumée de tabac, du ragoût, de la terre, de la sueur et des chaussettes sales. J’ai trouvé une place libre près de la bougie de tranchée, j’ai démonté ma mitrailleuse et je l’ai nettoyée à nouveau, bien que je doute que cela puisse aider. Elle était propre quand elle a commencé à s’enrayer.
– 14ème unité ! Quelqu’un de la 14ème est là ? Nous sommes venus vous remplacer ! Où est votre commandant ? Je n’arrive pas à le contacter !
A l’entrée se tenait l’adjoint au combat du N- ième bataillon, dont le renfort nous était envoyé ici.
Nous sommes montés dans un véhicule de combat aéroporté pour rentrer. Il offre beaucoup moins d’espace que le vieux transporteur de troupes blindé, mais il est plus confortable.
Notre tâche a été accomplie avec succès, notre régiment en coopération avec d’autres unités a arrêté l’offensive ennemie dans cette zone du front. Aujourd’hui, nous n’avons que trois 300e (blessés – ndlr), sans gravité. Nous nous reposerons, nous nous laverons et nous serons à nouveau envoyés ailleurs. On ne sait pas encore qui nous perdra aux cartes la prochaine fois. On ne le sait jamais.