Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

L’or noir du Donbass. Où en est l’industrie du charbon de l’Ukraine?

Économie
1 octobre 2022, 09:21

Depuis 2014, en s’emparant de territoires ukrainiens, la Russie a saisi des gisements miniers d’une valeur totale de 12,4 milliards de dollars. Ces données ont été publiées par le Washington Post en août, et reprennent les calculs de la société d’analyse SecDev. Ce chiffre comprend notamment la perte de 63% des gisements de charbon de l’Ukraine, 11% des gisements de pétrole, 20% du gaz naturel, 42% des mînes de métaux, etc.

Cette publication a fait grand bruit. Mais en évaluant le potentiel économique des territoires de l’Ukraine qui sont actuellement sous occupation, nous devons tenir compte non seulement de l’existence de gisements, mais également des possibilités de les développer. Regardons en détails la situation dans laquelle se trouvent ces gisements de charbon ukrainien qui se concentrent principalement dans le Donbass.

Au début des années 1960, la région du Donbass ukrainien a pris la première place en URSS pour la production d’«or noir» soviétique : le charbon. Assez vite il s’est fait doubler par le Kuzbass russe: le charbon y était extrait en énormes volumes à ciel ouvert. Puisqu’il n’était pas nécessaire de le remonter à la surface depuis les profondeurs, cela réduisait le prix de revient d’environ la moitié. Dans le Donbass, par contre, la géologie a joué un mauvais tour aux exploitants: après cent ans d’extraction intensive du charbon, alors que cette activité a commencé dans les années 1860, il est devenu très difficile, dangereux et coûteux d’aller chercher du charbon.
Les veines de charbon se trouvaient de plus loin, obligeant les mines du Donbass à aller dans de grandes profondeurs: la mine la plus profonde dans le monde aujourd’hui, c’est celle qui porte le nom de Académie Skochinsky, fondée en 1962 sur le territoire de Donetsk. Le charbon était extrait à une profondeur allant jusqu’à 1,5 km, et à cause de cela, la mine était tristement célèbre pour ses émissions spontanées de méthane et d’autres « surprises » mortelles. Depuis sa mise en exploitation en 1975, il y a eu 9 accidents qui ont pris la vie de 129 personnes.

La mécanisation des mines n’apporte pas de solution, puisque la faible largeur des strates « pauvres » ne permet pas la pleine utilisation de la technologie: on devait donc aller chercher le charbon en se couchant et à la main. C’est-à-dire en employant la technologie du XIXe siècle. Déjà au milieu des années 1970, plus de 40% du charbon du Donbass était extrait de gisements atteignant 1,2 mètre de haut, qui n’étaient exploités nulle part ailleurs dans le monde en raison de leur non-rentabilité.

Après la mort du ministre très influent de l’industrie charbonnière de la République socialiste d’Ukraine Oleksandr Zasyadko les injections financières dans le Donbass ont commencé à diminuer. Si, en 1957, le gouvernement a alloué 570 millions de roubles à l’industrie charbonnière du Donbass, en 1965 c’était seulement 383 millions. Depuis le milieu des années 1970, aucune nouvelle mine importante n’a été mise en exploitation dans le Donbass et le travail s’est ralenti: la mine portant le nom Skochinsky a été l’objet de travaux durant 13 ans, avant sa mise en exploitation. Essentiellement, les dirigeants soviétiques ont abandonné le Donbass à son triste sort: au milieu des années 1980, les 3/4 des mines locales avaient un besoin urgent de reconstruction.

Le nouveau ministre de l’industrie houillère de l’URSS, Borys Bratchenko, chargé d’élaborer un plan de restructuration de l’industrie houillère du Donbass, a même commencé à fermer les mines non rentables. Mais la restructuration a été perturbée par la suspicion pathologique de la haute direction soviétique et du lobby minier. En entendant parler des projets du ministre, Volodymyr Degtyarev, le premier secrétaire du comité régional de Donetsk, s’est rendu à Moscou pour rencontrer Leonid Brejnev. Selon Oleksiy Kubyshkin qui était présent à cette réunion, la question de la restructuration de l’industrie charbonnière a été résolue en quelques minutes. Degtyarov s’est plaint au secrétaire général qu’on voulait “priver les mineurs de leur emploi et les jeter à la rue ». Brejnev s’est mis en colère. Il était déjà très malade et facilement manipulable. Le dirigeant communiste a maudit le président du Conseil des ministres de l’URSS, Oleksiy Kosygin, au téléphone, puis il a grossièrement insulté le ministre Bratchenko. Après cela, tous les plans de restructuration de l’industrie houillère du Donbass ont été oubliés.

A la même époque, la crise touche également d’autres branches de l’industrie du Donbass: la métallurgie et l’industrie chimique. La région minière perd la base de son existence, et l’État ne s’occupe pas de la restructuration de l’économie régionale, reportant la solution des problèmes vers un avenir indéfini. Dans les années suivantes, la dégradation de l’industrie n’a fait que s’approfondir. En 1989, 2,5 millions de travailleurs employés dans l’industrie charbonnière de l’URSS ont extrait 800 millions de tonnes de charbon et, à cette époque, 140 000 mineurs américains en ont extrait plus d’un milliard (!) de tonnes. Et cela malgré le fait que, par exemple, la qualité du charbon du Donbass était proportionnellement inférieure : un charbon de cette qualité n’était tout simplement pas extrait aux États-Unis.
Après l’effondrement de l’URSS, la restructuration de l’industrie houillère du Donbass n’a pas non plus été sérieusement entreprise. L’Ukraine indépendante a hérité d’un problème très ancien. Pour le résoudre, il était nécessaire d’entreprendre des réformes à la Margaret Thatcher. Mais Kyiv manquait de volonté politique pour cela. De plus, les élites politiques et commerciales du Donbass ont farouchement résisté à toute réforme, utilisant à leur avantage la situation de crise de l’industrie charbonnière. Par conséquent, l’industrie houillère du Donbass n’a jamais quitté le chemin du déclin. Dans les régions de Donetsk et de Lougansk, passées sous l’occupation en 2014, le déclin s’est fortement accéléré, et c’est précisément là, où se situent la plupart des mines du Donbass.

Dans quel état sont ces mines maintenant? On ne peut que le deviner. On sait que certaines d’entre elles ont été pillées et ont cessé de fonctionner. Une partie des entreprises, notamment dans la zone du front, a été détruite à la suite des combats. Depuis 2015, des experts ukrainiens et étrangers parlent de la menace d’une catastrophe environnementale dans la région, en raison d’inondations incontrôlées de mines, qui peuvent avoir des conséquences imprévisibles. Après le début de l’invasion russe à grande échelle, tous ces risques n’ont fait qu’augmenter et les problèmes sont devenus encore plus graves. Quant à l’économie, la conclusion est évidente: le Donbass est une région déprimée et en déclin qui nécessitera un redémarrage complet de l’économie locale après la guerre. L’histoire de cette région en tant qu’Eldorado du charbon s’est terminée il y a longtemps, et tout ce qui a suivi est une longue agonie qui s’achève aujourd’hui.

 

 

Maksym Vikhrov est l’auteur du livre « L’Est sauvage. Essai sur l’histoire et le présent du Donbass » (Kyiv, « Tempora », 2018, 2021). L’auteur, qui est né à Louhansk et y a vécu la majeure partie de sa vie, propose sa vision de l’histoire du Donbass depuis le XVIe siècle, jusqu’aux événements modernes. S’appuyant sur des sources documentaires, sa propre histoire familiale et des observations personnelles, l’auteur décrit la formation, l’existence et le déclin de cette région, et révèle également les causes profondes de la guerre qui y a commencé en 2014.

"L'Est sauvage. Essai sur l'histoire et le présent du Donbass"

« L’Est sauvage. Essai sur l’histoire et le présent du Donbass »