La veuve de l’ex-opposant russe Alexeï Navalny a obtenu un soutien pour lancer une chaîne de télévision émettant par satellite vers la Russie, avec l’appui de Reporters Sans Frontières. Youlia Navalnaïa est prompte à dénoncer la corruption en Russie, mais ne sait pas dire à qui appartient la Crimée. Alors, est-ce vraiment une si bonne idée de financer ce média?
Le jour de la fête nationale russe, le secrétaire d’État américain Mark Rubio a assuré, sur la page officielle du département d’État, que son pays « était déterminé à soutenir le peuple russe dans sa quête d’un avenir radieux ». Ceci n’est pas étonnant : avec le retour de Donald Trump à la Maison blanche, le peuple russe, mais surtout son dirigeant, bénéficient d’un soutien américain dont ils n’osaient pas rêver.
Il est pourtant difficile d’imaginer un avenir radieux pour l’empire russe, auquel aspire, outre Rubio, la veuve de l’opposant Alexeï Navalny. Il y a dix jours, avec l’aide des Reporters sans frontières, Youlia Navalnaïa a lancé une chaîne de télévision qui porte bien ce nom : « La Russie d’avenir ».
Lors de la présentation de ce nouveau média, à Paris, dans les locaux des Reporters sans frontières, Mme Navalnaïa a promis de se concentrer sur les enquêtes sur la corruption dans la politique russe. « Tout comme sur les chaînes d’investigation d’Alexeï Navalny, « Politique populaire » et « Navalny Live », a-t-elle précisé. En remerciant Reporters sans frontières (RSF), elle a exprimé l’ espoir que « la coopération sera longue ». Ce rêve a toutes les chances de se réaliser. La corruption en Russie est telle qu’elle suffira à l’occuper pour de nombreuses années. Mais une question reste en suspens : si, grâce à l’aide des braves enquêteurs, la corruption au Kremlin diminue, cela signifie que davantage d’argent ira dans les caisses de l’État russe et que Moscou disposera de plus de moyens pour mener la guerre contre l’Ukraine. Pas sûr que l’opposition russe en exil en tienne compte.
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La chaîne « La Russie d’avenir » s’adresse « à tous les russophones, et en particulier aux habitants des régions occupées ». Pour l’instant elle n’a pas annoncé de sujets sur des enfants ukrainiens enlevés et russifiés de force, des femmes violées par des occupants, des musées ukrainiens pillés… En parlant de son nouveau projet, Mme Navalnaïa a éludé la question directe « À qui appartient la Crimée ? ». Bien que cette question lui ait clairement été posée durant sa conférence de presse. Elle n’a pas non plus appelé au retrait de l’armée russe des territoires ukrainiens occupés ni au paiement de réparations à l’Ukraine. Selon elle, le nouveau média fera la promotion du renoncement à la violence. Il n’est pas beau, ce rêve ?
La diffusion se fera via le satellite français Eutelsat. Cela nécessite une antenne parabolique capable de capter ce signal. « C’est une exagération de dire que la majorité des Russes soutiennent Poutine, en réalité, ils sont simplement privés d’information », a tenté d’argumenter Ruslan Chaveddinov, membre du Fonds de lutte contre la corruption fondé par Navalny. Selon lui, de nombreux Russes ont installé des antennes paraboliques dans leurs datchas et pourront devenir des spectateurs de la nouvelle chaîne. « Peut-être que les femmes au foyer, toutes ces personnes qui regardent trop la télévision officielle, regarderont nos émissions et commenceront à douter, à réfléchir », a dit M. Chaveddinov, en partageant son rêve radieux, lui aussi.
Dans le même temps, l’armée russe, qu’il ne faut surtout pas sous-estimer, reste dangereuse non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour les autres États voisins, et en premier lieu pour les pays baltes. Récemment, les services de renseignement allemands ont annoncé que Moscou s’apprêtait à envoyer des « hommes en vert » en Estonie. L’objectif est de tester le fonctionnement de l’article 5 du traité de l’OTAN sur l’assistance mutuelle en cas d’agression.
Le Kremlin suppose, non sans raison, que cet article pourrait ne pas fonctionner. Car si Viktor Orbán nous assure que les Hongrois « ne veulent pas mourir pour l’Ukraine », pourquoi mourraient-ils pour l’Estonie, la Lettonie ou la Lituanie ?
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En refusant de se prononcer clairement en faveur de l’Ukraine dans la guerre actuelle, en entretenant l’illusion d’un « peuple russe gentil mais dupé », les opposants rêveurs se retrouvent, sans doute malgré eux, aux côtés de leur patrie criminelle. Car refuser de souhaiter la défaite de l’armée russe, c’est se ranger de son côté. Sans cette défaite, sans remise en question de l’élite russe, le peuple dupé n’aura aucune chance de devenir meilleur, d’imaginer autrement sa politique, de se lancer de nouveaux défis sans démolir tout ce qui est autour.
Curieusement, Yulia Navalnaïa réagit mal aux remarques sur la responsabilité collective russe pour les crimes en Ukraine, comme un vulgaire spectateur qui regarderait trop la télévision officielle. Elle répond avec la même irritation aux suppositions concernant l’éventuelle désintégration de l’empire russe. Mais c’est le sujet du soutien financier européen à Radio Free Europe qui la met le plus en colère.
« C’est un média américain qui parle de la Russie. Et en même temps, il existe de nombreux médias russes de qualité qui travaillent depuis trois ans et demi en exil forcé, surmontant la forte opposition des autorités russes, tout en conservant, voire en augmentant, leur audience à l’intérieur du pays… Comment se fait-il que l’Union européenne décide de soutenir les médias américains qui travaillent sur la Russie plutôt que les médias russes eux-mêmes ? », a déclaré Yulia Navalnaïa lors de son discours au Parlement européen.
Il est possible que Reporters sans frontières aime beaucoup rêver, également. Par exemple, en espérant que la veuve de l’opposant Alexeï Navalny a le même talent, le même charisme et le même niveau de la culture générale que son mari, tué en prison. Mais les qualités de leader ne se transmettent ni par le biais du mariage, ni par voie sexuelle. Les miracles existent, mais en attendant, Mme Navalnaïa, comme nous avons pu le constater lors de ses apparitions publiques, affiche la même essence impériale que la plupart des « braves Russes dupés ».
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Avec tous ces constats, on arrive à une conclusion paradoxale : la seule force capable d’offrir au peuple russe un espoir, même minime, d’une vie meilleure et plus digne, c’est l’armée ukrainienne. Si la Russie essuie une défaite dans sa guerre d’agression, son peuple pourra travailler sur ses erreurs, et ses élites pourront réfléchir à d’autres projets politiques que l’expansion sans fin, à travers les siècles. Sans cela, la Russie continuera à tourner en rond, quel que soit le nom de son dirigeant. Elle restera un pays sans avenir, quelles que soient les promesses en l’air avancées par ses opposants dans leurs médias.