Le slogan « Carthage doit être détruite » attribué au sénateur romain Caton l’Ancien est un bon exemple de communication publique efficace. Pour dire les choses simplement, Caton a réussi à « viraliser » l’idée de telle manière qu’elle a perduré pendant plusieurs millénaires. Selon la légende, il concluait chaque discours par ces mots, même si le sujet n’était pas lié à Carthage.
En ce sens, tout ce qui est dit ou écrit sur l’effondrement de la Russie est déjà précieux. Que le sujet soit désormais ouvertement et abondamment évoqué le rend de moins en moins incroyable. Auparavant, le sujet de l’effondrement de la Fédération de Russie ne dépassait pas deux cercles: un petit nombre de mouvements politiques radicaux et (beaucoup moins souvent) les cercles universitaires. Dans les principaux médias, il était rare d’en entendre parler.
Si l’on continue le parallèle avec Carthage, la phrase de Caton ne faisait pas l’unanimité : quelques sénateurs romains jugeaient opportun de sauver la ville. Caton, en fait, s’adressait à eux. Et cette discussion ne portait pas sur quelque chose d’hypothétique, mais de bien réel – à ce moment-là, Carthage avait déjà perdu deux guerres contre Rome et perdu son ancien pouvoir. Par conséquent, tout dépendait uniquement des Romains eux-mêmes : appuyer ou non sur le « bouton rouge. »
Dans le cas de la Russie, la situation est quelque peu différente. Lorsqu’il s’agit d’évoquer sa désintégration, la discussion se limite généralement aux termes de « possibilité, » « probabilité » et, dans le meilleur des cas, « nécessité. »
Les lignes précises d’une telle désintégration ou les facteurs qui y conduiront sont beaucoup moins souvent discutés. Par exemple, il existe une initiative du Forum des peuples libres, dont les participants appellent à la décolonisation des territoires de l’actuelle Fédération de Russie. Ils font appel aux droits des peuples autochtones de la Fédération de Russie, en particulier à leur droit à l’autodétermination (bien qu’il ne s’agisse pas seulement de cela). Mais si nous abordons la question principalement du point de vue de la libération des peuples, alors un problème se pose qui n’a pas de solution évidente. 80% de la population de la Russie moderne s’identifie comme russe. « Dans le cas du démantèlement de la Russie, ils resteront sur place et nous devrons réfléchir à ce qu’il faut en faire, » soulignait Pavel Mezierin, coordinateur du mouvement civil « Free Ingria, » lors de la dernière conférence de presse du forum.
« Il faut réfléchir à ce qu’il faut faire » est peut-être la meilleure façon de résumer l’essence du très grand nombre de documents sur l’avenir de la Fédération de Russie publiés récemment. Il semble que nous devrions y penser maintenant, mais il a toujours une raison justifiant de remettre ce travail à plus tard. Un peu comme pour le nettoyage de ce placard que vous regardez une fois par an.
Pendant ce temps, les partisans de la préservation de la Russie, qui est censée devenir « belle dans le futur, » sont déjà à la manœuvre. Pour ce faire, ils utilisent les peurs inhérentes à la population et aux élites des pays occidentaux. En utilisant ces leviers, ils tentent de justifier la préservation de la Fédération de Russie.
Deux types d’arguments sont généralement avancés : nucléaire et économique. Le premier repose sur le fait qu’en cas d’effondrement de la Fédération de Russie, les armes nucléaires se retrouveraient entre les mains d’un grand nombre de nouveaux dirigeants et le contrôle de ces armes deviendrait alors impossible. L’aspect économique argue qu’il est plus facile pour les entreprises occidentales de faire affaire avec un seul centre (Moscou), qui contrôle les ressources d’un vaste territoire, qu’à des nombreuses entités, avec lesquelles il faudrait négocier séparément. Argument supplémentaire : certains des nouveaux États ne pourraient pas devenir économiquement autonomes, ce qui entraînerait de nouveaux conflits.
Il est assez simple de retourner les deux arguments : la Russie moderne démontre qu’un stock nucléaire énorme entre les mains d’un dirigeant est encore pire que de petits arsenaux entre les mains de plusieurs (même si tout est laissé en l’état et qu’aucune dénucléarisation n’est entreprise). Des incidents nucléaires en cas d’effondrement de la Russie sont possibles, mais aucune des entités nouvellement créées ne pourra certainement menacer le monde entier de destruction, ce que Moscou fait actuellement.
Concernant l’économie, c’est encore plus simple. Une partie des États nouvellement créés tombera dans la sphère d’influence de la Chine, ce que l’Occident craint aussi. Mais si le statu quo actuel est maintenu, toute la Russie deviendra vassale de la Chine. L’histoire selon laquelle les nouveaux pays ne pourront pas se mettre d’accord sur l’économie est étrange. Le projet actuel de « véritable fédéralisation, » promu par des gens comme Mikhail Khodorkovsky (opposant russe exilé, ndlr), implique déjà le transfert de compétences aux localités. S’ils peuvent s’entendre sur l’argent dans le cadre d’une « fédération », pourquoi ne peuvent-ils pas être indépendants ?
Quoi qu’il en soit, il n’y a toujours pas de réponse définitive, de la part des partisans de sa désintégration, à la question de savoir quel devraient être les futurs contours de l’actuelle Fédération de Russie. Les Ukrainiens comprennent intuitivement que la création de plusieurs États à la place de la Russie moderne rendra le monde plus sûr. Cependant, ce n’est pas la seule chose importante. Il est important que le monde comprenne pourquoi l’effondrement de la Russie signifie pour eux un ordre mondial plus sûr, plus compréhensible et – nous ne devons pas nous interdire d’y penser – plus rentable. Des réponses claires et accessibles sont nécessaires. Nous avons besoin d’un projet.
En Occident, il n’y a pas encore d’approche à ce type de discussion. L’obstacle n’est pas seulement la manière établie de mener celle-ci. Toute conversation sur l’avenir de la Russie suppose au préalable une réponse claire à une autre question : comment la phase « chaude » de la guerre actuelle devrait-elle se terminer ? Et si la réponse est la défaite de la Russie, alors la conversation sur sa future structure peut être engagée.
Cependant, les signaux ne sont toujours pas clairs. Parmi les exemples récents, citons deux déclarations du président français Emmanuel Macron. Aujourd’hui, il peut parler de la nécessité de punir Poutine pour ses crimes de guerre, et demain, il peut parler de la nécessité de « garanties de sécurité pour la Russie » lorsqu’elle reprendra les négociations.
Ces thèses sont vagues, incompréhensibles et, entre autres, se contredisent. Cependant, nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à chanter notre propre « mantra » pour que la position de l’Occident sur la fin de la guerre devienne enfin absolument claire : la défaite de la Russie et sa réforme économique, structurelle et militaire, qui implique la désintégration. Et comment y parvenir. Cela devrait devenir un facteur clé dans la communication des Ukrainiens avec nos amis, collègues et partenaires en Occident.