Paix, mais pas fraternité. Pourquoi les Ukrainiens se réjouissent du prix Nobel de la paix, mais pas jusqu’au bout

Politique
8 octobre 2022, 10:53

“Maintenant, ce sont lest armées qui parlent, parce durant longtemps les voix des défenseurs des droits de l’homme n’étaient pas entendues dans notre région”, a écrit Oleksandra Matviychuk, présidente du conseil d’administration du Center for Civil Liberties, une organisation ukrainienne de défense des droits de l’homme qui a reçu le prix Nobel de la paix cette année, aux côtés du russe Memorial et du militant biélorusse Alesse Bialiatski. Aujourd’hui, son organisation ne se contente pas de documenter les crimes de guerre russes en Ukraine, mais tente également de faire pression pour que des changements soient apportés au système existant de paix et de sécurité internationales. Matviychuk et d’autres représentants du Centre sont donc fréquemment invités à d’importants événements et conférences internationaux. Sans transport aérien, le voyage depuis des pays de l’UE prend désormais plus d’une journée, et c`est pourquoi la conférence de presse à l’occasion de la remise du prix était prévue pour vendredi. En attendant, dans son message sur Facebook, la lauréate a pointé trois messages principaux qui pourraient changer la situation sécuritaire actuelle.

Premièrement, il s’agit de la réforme de tout système de maintien de la paix et de la sécurité internationales, pour créer des garanties de sécurité pour tous les pays et leurs citoyens, indépendamment de leur participation ou de leur non-participation à des blocs militaires. Cela comprend également l’expulsion de la Russie du Conseil de sécurité de l’ONU pour la violation systématique par ce pays de la Charte des Nations Unies. Deuxièmement, c’est la création d’un tribunal international pour que les criminels de guerre, notamment Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, soient traduits en justice. Troisièmement, Oleksandra a souligné le rôle des citoyens ordinaires dans la lutte contre les régimes. “La mobilisation massive de gens ordinaires dans différents pays du monde et leur voix commune peuvent changer l’histoire du monde plus rapidement que l’intervention de l’ONU”, a écrit l’activiste. Et cette phrase souligne particulièrement son expérience ukrainienne de lutte pour les droits de l’homme.

Le Centre pour les libertés civiles s’est activement développé en tant qu’organisation de défense des droits de l’homme en 2013 (bien qu’il fonctionne depuis 2007) pendant la résistance au régime de Viktor Ianoukovitch. Lors de la Révolution de la Dignité, le Centre a créé l’initiative “Euromaidan SOS” qui a activement documenté les violations des droits de l’homme avec des actions ayant pris place lors de manifestations, a joué un rôle important dans la création d’un réseau d’avocats pour aider les militants d’Euromaidan illégalement persécutés et a coordonné des actions de solidarité internationale en faveur des manifestants ukrainiens en 2013-2014. La Révolution de la Dignité a été une protestation sans précédent pour les pays d’Europe de l’Est. Cette mobilisation massive des citoyens a joué un rôle extrêmement important pour le développement futur de l’Ukraine en tant que société démocratique.

Après la fin de la Révolution de la Dignité, l’initiative a concentré ses activités sur les violations des droits de l’homme en Crimée et dans le Donbass. Un aspect important du travail du centre en 2014-15 était la documentation des témoignages sur les crimes commis par le régime Ianoukovitch et le transfert de ces informations à la Cour pénale internationale.

Après que la Russie a commencé à emprisonner illégalement en masse des militants ukrainiens, en particulier dans les territoires occupés, le Centre a lancé une autre initiative – #LetMyPeopleGo. Dans le cadre de cette initiative, des militants avec la participation d’avocats se sont occupés du sort des prisonniers, des militants, des journalistes et des citoyens ordinaires, tels que Roman Sushchenko, correspondant spécial de longue date d’Ukrinform en France. Roman est allé rendre visite à son cousin qui se disait malade à Moscou et a été emprisonné pour “espionnage”. Les histoires comme celle de Roman se comptaient par centaines, même avant l’invasion à grande échelle.

Plus tard, les militants du Centre ont activement participé à des actions en faveur de la libération du réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, enlevé en Crimée, illégalement emmené en Russie et condamné là-bas à 20 ans de prison. Actuellement, #LetMyPeopleGo continue de surveiller la détention illégale et l’enlèvement d’Ukrainiens dans les territoires temporairement occupés. En outre, l’organisation elle-même participe activement à une autre initiative mondiale – “Tribunal pour Poutine”, dans le cadre de laquelle les crimes de guerre commis par la Fédération de Russie sont documentés. L’initiative “Euromaidan SOS” a repris son travail et les citoyens peuvent obtenir des informations sur d’autres initiatives publiques qui peuvent les aider à résoudre leur différents problèmes.

Bien que le prix Nobel de la paix de cette année soit bien mérité pour les trois organisations, et que tout le monde en Ukraine célèbre ce fait, nombreux sont ceux qui se sentent perplexes : à un moment où la Russie a attaqué l’Ukraine et où la Biélorussie est complice de ce crime, honorer des militants des droits de l’homme de trois pays dans un même prix est une plongée dans le récit favori de Poutine de la “fraternité des trois nations.” Le fait que le comité Nobel insiste également sur cet aspect dans son communiqué de presse est très contrariant. Les Ukrainiens ne cherchent pas la fraternité, mais des relations normales avec leurs voisins. Et pour que cela soit possible, l’Ukraine doit rétablir son existence à l’intérieur de frontières souveraines, et la Russie doit remplacer ses dirigeants et se démilitariser. On est tous partis de loin pour y arriver rapidement.