Andriy Golub Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

«Moscovites», «Ouraliens» et chasse à l’ennemi intérieur: pour la première fois Poutine évoque la désintégration de la Fédération de Russie

Politique
7 mars 2023, 09:08

Vladimir Poutine a pu dire quelque chose qui paraît, à première vue, inhabituel même pour lui. Dans une vidéo publiée le 26 février, il parle en détails du soi-disant seul «objectif» de l’Occident – «démanteler» l’ex-URSS et la Russie moderne. Ensuite, selon lui, l’Occident pourrait intégrer des parties de la Fédération de Russie, mais seulement pour en prendre le contrôle.

«Si nous nous avançons dans cette voie, je pense que les destins de nombreux peuples de Russie, et en premier lieu du peuple russe, pourraient changer radicalement. Je ne sais même pas si une ethnie telle que le «peuple russe» survivrait sous sa forme actuelle. Il y aurait bien quelques Moscovites et des Ouraliens», a déclaré Poutine.

Cette citation a attiré une attention considérable, principalement en Ukraine et en Russie même. Les discours de Poutine ont depuis longtemps cessé d’être surprenants, malgré les annonces tonitruantes à répétition. De fait, la conversation susmentionnée, au cours de laquelle Poutine a évoqué les «Moscovites» et les «Ouraliens», était en fait essentiellement consacrée à une énième allusion à la possibilité d’utiliser des armes nucléaires. Annonces auxquelles, désormais, on ne prête tout simplement plus attention.

Certains se sont réjouis de l’évocation par Poutine de la désintégration de la Russie, car il a essentiellement ouvertement abordé un sujet qui n’était jusque-là jamais évoqué ou, au mieux, uniquement dans des publications d’analyses. D’autres, au contraire, ont tiré la sonnette d’alarme, affirmant que nous ne devrions plus parler de l’effondrement de la Fédération de Russie, car de tels propos donneraient un argument à Poutine pour unir les Russes contre une menace extérieure.

Sur un plan technique, oui, Poutine cherche évidemment des moyens de donner aux Russes une idée qui mérite qu’on meure pour elle. Cette conversation avec le propagandiste du Kremlin, Pavel Zaroubine, a été enregistrée le jour d’un rassemblement pathétique au Loujniki de Moscou, le 22 février, où le « peuple russe » était censé à afficher ouvertement son unité, son soutien au dirigeant et sa volonté de poursuivre la guerre.

Cependant, cette sortie poutinienne nous amène à une autre conclusion. Tous ces rassemblements, ces discours patriotiques à la télévision et ces appels à peine voilés à se préparer à une bataille décisive contre les forces combinées de «l’Occident satanique» montrent que le Kremlin n’a pas réussi à inciter les Russes à se mobiliser – quelle que soit la forme que puisse prendre cette mobilisation – au cours de l’année écoulée. Le régime a été incapable d’offrir aux masses une motivation positive pour se battre.

Les propos de Poutine ne contiennent pas de véritable nouveauté. Il mentionne peut-être le «peuple de l’Oural» pour la première fois, mais le chef du Kremlin a déjà fait appel à la menace de devenir un « Moscovite » auparavant. Un épisode bien connu a eu lieu en décembre 2021, alors que les troupes russes s’amassaient déjà aux frontières de l’Ukraine. À l’époque, Vladimir Poutine s’était emporté publiquement contre le réalisateur Alexandre Sokourov, qui lui avait suggéré d’envisager de «laisser partir» tous ceux qui ne voulaient pas vivre dans la Fédération de Russie (le réalisateur faisait principalement référence aux peuples du Caucase).

«Le peuple russe dont vous parlez est-il intéressé par l’effondrement de la Fédération de Russie ? Sera-ce alors la Russie, qui a été créée comme un pays multiethnique et multireligieux ? Voulez-vous nous transformer en Moscovie ? Eh bien, c’est ce que l’OTAN veut faire», avait alors déclaré Poutine. C’est à peu de choses près ce qu’il a affirmé récemment à Loujniki.

Dans le même temps, il a noté qu’en Russie, il y avait plus de deux mille revendications territoriales entre sujets de la fédération et a exprimé la crainte d’une « répétition de la Yougoslavie ».

C’est dans cette dernière remarque que se cache un paradoxe inconfortable pour le Kremlin. Si l’on pense à l’aspect positive de l’existence d’un État tel que la Fédération de Russie, cela crée d’énormes difficultés, non seulement pour Poutine, mais aussi pour la soi-disant opposition russe. La seule chose qui pouvait facilement être inscrite comme argument positif était la thèse selon laquelle l’existence de la Fédération de Russie garantit la paix sur son territoire. Et donc, s’il s’effondre, il y aura une guerre civile, tout comme en Yougoslavie.

C’est exactement l’idée que Poutine vend depuis 20 ans à la population, exploitant l’apparente « pacification » des Tchétchènes grâce à une opération militaire éclair (qui a en fait duré les deux premiers mandats du tsar au pouvoir). Il s’agissait d’une construction résiliente de la soi-disant « stabilité de Poutine ». La Fédération de Russie, avec sa structure mafieuse et ses institutions détruites, a été vendue à la population précisément comme garante d’une vie paisible, grâce à laquelle chacun peut vaquer sereinement à ses petites affaires.

Mais maintenant ça ne marche plus. Aujourd’hui, Poutine dit essentiellement ceci : soit nous sommes tous en guerre contre l’Occident, soit nous aurons une guerre à l’intérieur du pays. Autrement dit, le choix est entre la guerre et la guerre. Il n’y a donc fondamentalement aucune paix dans cette image du monde que Poutine présente aux Russes.

La mobilisation de l’armée en Russie a réussi grâce à la promesse d’argent et d’autres avantages en nature ou purement pratiques (comme la libération de prison), ainsi qu’à la passivité fataliste de la population. Les Russes ont été habitués à la passivité pendant des décennies, formant un réflexe : décider et faire quelque chose par soi-même revient à aggraver les choses pour soi-même. Ainsi, le paiement en argent ou sous quelque autre forme d’avantages continueront longtemps à « motiver » la chair à canon, et il n’y a donc pas de raison pour nous d’espérer du peuple russe.

Cependant, même ce genre d’arguments a ses limites. C’est pourquoi le Kremlin est à la recherche d’une grande idée mobilisatrice. Les gens ne devraient pas mourir juste pour de l’argent, mais avec le sourire. Et les budgets sont mieux dépensés en équipement.

Mais au lieu de cela, la question qui fâche pour chaque Russe de l’intérieur s’est déjà posée : est-il vraiment préférable pour les « Moscovites » et les « Ouraliens » de vivre en Fédération de Russie ? La présence d’un État garant commun n’est pas nécessaire à l’existence de la « grande culture russe » qui leur est si précieuse. Il est possible de lire Dostoïevski et d’exploiter des chaînes en langue russe sur YouTube avec un passeport de la République théorique de l’Oural. Le lien entre le bien-être matériel et l’existence d’un État appelé Fédération de Russie n’est pas non plus inconditionnel. Après tout, la République de l’Oural vivra plus prospèrement sans dîme à payer à la capitale impériale.

Actuellement, la Fédération de Russie ne garantit plus une vie paisible dans sa propre bulle. Dans le même temps, un soldat déployé en Ukraine sait qu’il sera à coup sûr au mieux blessé, au pire tué ; mais une guerre entre États créés dans l’espace post-russe n’est pas une fatalité. La première menace est garantie et la deuxième n’est que potentielle. Personne ne sait si cela encouragera la population russe à devenir politiquement active. Mais il est clair que le discours du Kremlin est de moins en moins convaincant.
La Fédération de Russie est un État qui contient un vide à l’intérieur, ce que Poutine lui-même a le mieux démontré avec sa théorie. On peut aussi saluer sa déclaration faite le 28 février au conseil d’administration du FSB : « Il faut identifier et arrêter les activités de ceux qui essaient de diviser, d’affaiblir notre société, d’utiliser le séparatisme, le nationalisme, le néonazisme et la xénophobie comme armes ! Cela a toujours été appliqué à notre pays, et maintenant, bien sûr, il y a des tentatives pour activer toute cette abomination sur notre terre. » Le Kremlin se tourne vers la recherche d’un ennemi intérieur, c’est-à-dire vers des conflits à l’intérieur de la Russie. Si la Fédération de Russie commence à être associée au sein de la population non seulement à la guerre à l’étranger, mais aussi à une guerre sur le territoire national – et pas seulement un jour, mais dès maintenant – la perspective de vivre dans un État plus petit, mais plus pacifique et plus prospère, deviendra de plus en plus tentante.