Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

Michaëlle Gagnet: «En Europe on ne mesure pas toujours l’horreur de vivre dans un régime dictatorial»

Politique
31 août 2022, 14:18

Tyzhden.fr a discuté avec une documentaliste française des perspectives d’un changement de pouvoir en Russie, de l’ampleur de la corruption dans l’entourage de Poutine et de l’efficacité des sanctions antirusses.

– Pour votre documentaire «Le Dictateur, au cœur de la machine Poutine» vous avez réussi à recueillir des interviews d’opposants russes, d’anciens conseillers politiques de Vladimir Poutine, mais aussi d’un représentant du pouvoir aujourd’hui : Piotr Tolstoï. Était-ce difficile d’obtenir son témoignage ? Quelle a été sa réaction après la diffusion du documentaire ?

– Effectivement, pour interviewer des représentants de pouvoir russe, c’est très compliqué. Je n’ai pas pu recueillir le témoignage de responsables politiques russes actuellement en fonction et proches de Vladimir Poutine. Le seul que j’ai réussi à approcher est Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, et cela a pris du temps. J’ai été aidée en cela par un journaliste français qui le connaissait bien, afin qu’il accepte de parler. Je ne sais pas du tout comment il a perçu le documentaire, mais je pense qu’il ne pouvait pas être satisfait. Ce n’est pas un documentaire pro-Poutine mais plutôt critique sur sa politique et l’évolution du régime russe. D’ailleurs, les journalistes de BFMTV ne peuvent plus aller en Russie depuis le mois d’avril, ils n’obtiennent pas de visas. C’était également assez difficile d’obtenir le témoignage d’anciens conseillers de Vladimir Poutine, comme par exemple Vladimir Milov qui était vice-ministre de l’énergie en 2002 et est devenu un opposant politique en exil. C’est vrai que pour toutes ces personnes, opposants ou anciens conseillers, je devais souvent passer par une journaliste russo-ukrainienne en qui ils avaient confiance, parce que ce sont des personnes qui sont menacées de mort, qui ne répondent pas à ceux et celles qu’ils ne connaissent pas. Il fallait que je sois recommandée par des personnes de confiance.

– Pourquoi vous avez choisi de réaliser ce documentaire et combien de temps vous a pris ce travail ?

– Le film était une demande de BFMTV et notamment de la rédaction en chef de « Ligne Rouge », l’émission de Grands Reportages de BFMTV. Dans une chaîne de news, nous sommes contraints de de travailler plus vite que pour des cases documentaires mais ce travail m’a tout de même pris 4 mois entre l’enquête, les interviews et le montage des 3 épisodes de 22’ chacun, plus un dernier épisode réalisé en juin sur la vie cachée de Vladimir Poutine. Ce qui était assez difficile, c’était d’obtenir les témoignages de premier plan, à savoir les personnes qui ont travaillé directement avec Vladimir Poutine, ou qui étaient à un moment très proches de lui. Comme, par exemple, son ancien conseiller politique, Gleb Pavlovsky ou l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski. Je souhaitais que ce dernier nous raconte les raisons de son emprisonnement et ce qu’il avait vécu en prison. Concernant Vladimir Milov, l’ancien ministre de l’Énergie de Vladimir Poutine, nous souhaitions qu’il parle des premières années de pouvoir du président russe. D’ailleurs, tous les anciens conseillers politiques de Vladimir Poutine sont passés dans l’opposition. Même ceux qui l’ont « fabriqué » comme Gleb Pavlovsky ou Marina Litvinovich, ses anciens conseillers en communication. Lorsque j’ai commencé mon documentaire au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine, de nombreuses personnes que je souhaitais interviewer en Russie, anciens conseillers, opposants, étaient en train de quitter le pays. Ils craignaient pour leur intégrité physique, pour leur sécurité… la période était et est toujours très sensible pour ceux critiquent la politique de Vladimir Poutine et notamment son intervention en Ukraine.

– Vous avez beaucoup travaillé dans vos précédents documentaires sur le sujet de la liberté et sa confiscation : sur l’islam radical, les amours interdites dans certaines sociétés… Pourquoi ce choix?

– Concernant cette série sur Vladimir Poutine, c’est la rédaction en chef de « Ligne rouge » (BFMTV) qui m’a proposée de travailler sur ce sujet, mais c’est vrai que je m’intéresse depuis longtemps à l’actualité internationale. J’ai réalisé de nombreux documentaires pour ARTE, M6, ou France 2 sur des sujets de société à l’étranger. Par exemple, sur les droits de femmes dans le Maghreb, sur l’homophobie dans le monde, sur les privations de liberté dans des régimes autoritaires comme en Birmanie. C’est aussi le cas en Russie. C’est un pays dans lequel les libertés sont limitées : la liberté d’expression, les partis politiques d’opposition. C’est un régime qui-avant la guerre car maintenant c’est une vraie dictature– avait l’apparence d’une démocratie mais qui n’en était pas une. Les libertés individuelle ont toujours été retreintes pour une partie de la population : les homosexuels risquent la prison, les auteurs de violences conjugales ne sont presque jamais condamnés, c’est un pays très patriarcal et traditionaliste comme certaines sociétés du monde arabe que je connais bien.. Et puis, le régime de Vladimir poutine ne supporte pas les voix discordantes et les opposants sont très nombreux à être emprisonnés sous de faux prétextes. Je trouve cela insupportable. En Europe on ne mesure pas toujours l’horreur de vivre dans un régime dictatorial. En travaillant dans des pays où la démocratie est souvent bafouée (au Maroc, par exemple, où j’ai beaucoup travaillé, en Égypte, en Birmanie, en Ouganda) on se rend compte à quel point il est très difficile de vivre dans un pays où l’on risque la prison si l’on s’exprime contre le pouvoir en place. Peut-être a-t-on en Europe sous-estimé l’horreur de vivre sous le régime de Poutine.

– Alors, vous comprenez pourquoi l’Ukraine se défend avec tant de détermination ! Contrairement à tant de journalistes de la TV français qui n’arrêtent pas de demander : pourquoi une telle résistance ?

– Bien sûr ! L’arbitraire est partout. J’ai été très marquée par mon interview avec Vladimir Kara-Murza, un opposant de Vladimir poutine que je ne connaissais pas avant de travailler sur ce sujet. Il est proche de Mikhaïl Khodorkovski, il était proche aussi de Boris Nemtsov, un opposant assassiné en 2015 en Russie et très connu dans le pays. Je l’ai contacté au moment de l’invasion russe en Ukraine, il était assez méfiant, ce qui est normal, parce qu’il avait déjà empoisonné deux fois par l’État russe. C’était très émouvant et passionnant de l’interviewer parce que c’est quelqu’un d’extrêmement brillant, intelligent, qui connaît bien le pouvoir russe et analyse parfaitement le système Poutine. Il m’a raconté comment il avait été, par deux fois, empoisonné, exactement comme Alexeï Navalny mais malgré cela, il continuait d’aller en Russie et de militer pour des élections libres. J’étais inquiète pour lui, mais il disait : « C’est mon pays, je dois être là-bas et le défendre, me battre contre ce régime de l’intérieur ». Une fois rentré, il y a deux mois, il a été arrêté sous un faux prétexte, parce que, soi-disant, il refusait d’obtempérer aux sommations d’un policier. Maintenant il est en prison, sans doute, pour les années. Sa femme est à Washington avec ses enfants…Voilà, c’est un exemple très grave et triste de l’arbitraire du régime de Vladimir Poutine. On peut être arrêté sous n’importe quel prétexte.

– C’est pour ça que les Ukrainiens ne veulent plus revenir dans cette prison de peuples. Vous avez rencontré plusieurs personnes de l’opposition russe, de premier plan. Pensez-vous qu’elles sont en mesure bientôt ou dans le futur de changer ce régime, justement, de l’intérieur ; comme le disait Kara-Murza ?

– C’est difficile de répondre à cela, parce que renverser Poutine, parait extrêmement compliqué. Ce qui m’a frappée, c’est que toutes les personnes que j’ai interviewées et qui ont côtoyé Vladimir Poutine, qui ont cru en lui à ses débuts, qui pensaient que c’était un démocrate, se sont éloignées de lui et sont tous devenus des opposants. Parmi eux, certains ont vraiment la stature de chefs d’Etat, comme Alexei Navalny, aujourd’hui en prison, Vladimir Kara-Murza, Vladimir Milov , Mikhaïl Khodorkovski. Ils ont une vision politique pour leur pays, ils sont très dynamiques, ils ont tous des chaînes You tube sur lesquelles ils analysent et dénoncent la politique de Vladimir Poutine. Ils fonctionnent en réseau et sont très présents dans les médias à l’étranger…Donc y a une alternative crédible à Vladimir Poutine et une soif de démocratie mais ils sont sans doute minoritaires. En outre, ce que j’ai constaté, ce qu’ils sont tous peu à peu éliminés : soit assassinés, soit contraints à l’exil, soit en prison. Selon Roman Dobrokhotov, le rédacteur en chef de The Insider, un jour Vladimir Poutine, pour les raisons de santé peut être, sera sans doute remplacé temporairement par un de ses proches, moins jusqu’au boutiste que lui, et peut-être à ce moment-là le pouvoir vacillera, parce que tous ces opposants, et une partie de la population russe ne veut plus du système Poutine.

– Justement, tant des gens misent sur la mort de Poutine, les informations sur son mauvais état de santé reviennent régulièrement. Est-ce que c’est raisonnable d’espérer qu’il pourrait partir tout seul et que la guerre s’arrêtera après son départ ? La garde rapprochée de Poutine partage sa vision du monde, pourrions-nous imaginer un changement rapide de la politique russe ?

– D’un côté, effectivement, on sent dans tous ces réseaux d’opposants la volonté d’en finir, ce sont des libéraux qui ont soif de démocratie comme était Boris Nemtsov, adversaire de Poutine, assassiné en 2015. Mais d’un autre coté le système semble totalement verrouillé. Le quatrième épisode de cette série porte, entre autres, sur l’état de santé du président russe. Nous avons enquêté pour tenter de savoir s’il était malade ou pas. Aujourd’hui on est incapable de réellement prouver ce qu’il en est exactement, s’il a un problème de thyroïde ou un cancer. La seule chose que l’on puisse montrer et prouver, c’est ce que, comme dans toute « bonne dictature » qui déteste la vérité et la transparence, Vladimir Poutine cache le moindre de ses problèmes de santé et ses moindres faiblesses. Il interdit aux médias de diffuser les images de lui lorsqu’il boite ou semble souffrir du dos, comme en 2022, lors de la cérémonie d’unité nationale à Moscou, il cache aussi le fait qu’il est en permanence accompagné de médecins… Donc, il y a quand même quelque chose qui n’est pas transparent et qu’il veut cacher. Il veut toujours apparaître comme un homme fort, viril comme le sauveur du peuple russe. Maintenant, est-ce qu’il est très malade ou pas ? On ne le sait pas.. Selon les personnes que j’ai interviewées, il ne quittera jamais le pouvoir de lui-même. Il a prévu de rester jusqu’en 2036. De plus, il a créé en 2016 une garde nationale qui compte plus de 35 000 hommes, un État dans l’État, qui le protège personnellement de toutes tentatives d’attentats.

– Vous avez raconté dans votre documentaire, que son argent n’est pas à son nom, mais tout serait confié à ces proches. Vous pouvez détailler ?

– C’est vraiment très difficile d’enquêter sur ce sujet. Mon collègue, journaliste à Europe1, Nicolas Tonev, a été le premier à parler de la fortune de Vladimir Poutine dans un documentaire diffusé sur Canal Plus puis France 2. J’ai suivi ses pas et j’ai essayé d’interviewer le maximum de personnes qui témoignent du système de corruption mis en place par Vladimir Poutine. Par exemple, des chefs d’entreprise qui, pour obtenir un marché, doivent donner des pots de vins à des proches de Poutine. Nous nous sommes aussi rendu compte qu’il y avait de nombreux résidences, maisons, palaces dans lesquels séjournent régulièrement Vladimir Poutine, qui ne sont pas à son nom, mais qui cependant lui appartiennent. Comme son palais, par exemple, au bord de la mer Noire, découvert par l’opposant Alexei Navalny ou comme un yacht le Shéhérazade sur lequel il séjournerait avec sa compagne Alina Kabaeva . Officiellement, le yacht appartient à un de ses amis milliardaire, mais tout est aménagé et décoré au gout de sa compagne. Ce que j’ai aussi pu constater dans cette enquête c’est que tous les gens qui sont très proches de Poutine, par exemple, ces filles, ses gendres, sa compagne Alina Kabaeva, la famille de celle-ci et aussi son ex maîtresse, Svetlana Krivonogha avec qui il aurait une fille de 18 ans ont vu leur patrimoine s’enrichir d’une façon très rapide. Les journalistes d’investigation russes du magazine PROEKT qui ont retrouvé la trace de cette ancienne maitresse, en enquêtant sur des mouvements financiers suspects d’une banque russe, se sont aperçus qu’elle avait un patrimoine immobilier immense sans avoir jamais travaillé : une station de ski, un théâtre, des appartements à Moscou et à Saint-Pétersbourg. C’est une façon pour le président russe d’accroitre son patrimoine indirectement par un système de prête-noms mais aussi de s’assurer la loyauté et le silence de proches, d’hommes d’affaires, d’homme politiques. L’homme d’affaire américain Bill Browder qui le premier à fait adopter en 2012, une loi pour sanctionner les avoirs des oligarques russes impliqués dans des affaires de corruption ou de violations des droits de l’homme évalue à 200 milliards d’euros la fortune de Vladimir Poutine.

– La politique occidentale vis-à-vis de la Russie, est-elle assez cohérente ? Les sanctions, sont-elles prises au bon moment, sont-elles efficaces ?

– Aujourd’hui, les sanctions sont importantes de la part des États-Unis et de l’Union Européenne et elles coûtent à la Russie bien plus cher que ne le prétend le Kremlin. Selon le journal français Les Échos, La banque centrale russe prévoit une récession de 8 à 10% du PIB cette année. Importations et exportations ont été très perturbées. En outre, toucher à la fortune de Vladimir Poutine, toucher à l’argent des oligarques c’est vraiment paralyser à la fois le pays, mais aussi essayer de faire pression sur ceux qui soutiennent le régime de Poutine. Récemment Alina Kabaeva, la campagne présumée de Vladimir Poutine et la mère supposée de deux de ses enfants, a été sanctionnée, elle aussi par les États-Unis et l’Union Européenne. Également, le 2 août, Washington a annoncé une nouvelle salve de sanctions économiques contre des oligarques russes. Même si Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma avec lequel je me suis entretenue m’a dit au mois d’avril que le gouvernement se fichait totalement des sanctions, en réalité, elles sont assez efficaces. Il faudrait cependant que d’autres pays se joignent à l’Union Européenne et aux États-Unis pour étendre et durcir ces sanctions économiques.

Carte de visite:

Michaëlle Gagnet est auteure et Grand Reporter pour l’émission « Ligne rouge » à BFMTV. Elle a réalisé de nombreux reportages à l’international pour les chaînes TV Arte, France 5 et M6 dont récemment « Face aux dangers de l’islam radical, les réponses de l’État ». Son dernier livre L’amour interdit, sexe et tabous au Maghreb a été préfacé par Leïla Slimani. Édition ARCHIPEL EDS DE L’, 2019. La série en 4 épisodes sur Vladimir Poutine qu’elle a réalisée en mai 2022 est diffusée sur BFMTV.