Les Allemands utiles du Kremlin

Politique
11 novembre 2022, 18:18

Qui et comment diffuse la propagande russe en Allemagne

A première vue, cela devrait être une citation d’un des propagandistes russes: « La seule nation ukrainienne ayant une identité antirusse est le récit de la dernière décennie, qui a été massivement financé par les États-Unis ». Mais l’auteure de ces mots ne travaille pas pour RT ou Sputnik. Elle est professeur de politique européenne à l’Université de Bonn, Ulrike Guérot. Une telle déclaration de sa part n’est pas du tout inattendue. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, U. Guérot a été invitée à des talk-shows allemands, où elle a parlé de la « guerre civile en Ukraine » et de la guerre entre « l’OTAN et la Russie ». Avant cela, U. Guérot avait activement critiqué la politique allemande en matière de pandémie et des restrictions imposées aux citoyens non vaccinés. Outre le livre « Le match final de l’Europe : pourquoi le projet politique européen a échoué et comment nous pouvons en rêver à nouveau, en 2022 » (Endspiel Europa: Warum das politische Projekt Europa gescheitert ist und wie wieder davon träumen können , 2022), dans lequel elle réfléchit sur la « nation ukrainienne à l’identité antirusse », U. Guérot est l’auteure de plusieurs autres livres, mais… cette année, pour deux d’entre eux, on a trouvé des plagiats. Cependant, les partisans du professeur, et en même temps les adeptes d’idées complotistes (conspirationnistes ?) sur la pandémie et la guerre russe contre l’Ukraine, ont répliqué à ces accusations, affirmant que tout cela est dû à la position du professeur et à son désir de dire « la vérité ».

La propagande russe dans les médias « alternatifs » allemands

L’histoire d’Ulrike Guérot est très révélatrice non seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour l’ensemble du monde occidental, où les adeptes des théories du complot sur l’origine du coronavirus et de la pandémie prônent également « l’arrêt de la guerre avec la Russie que l’OTAN a déclenchée ». Une telle position a une source: la propagande russe. Les médias « alternatifs » allemands et européens ont généralement la même position à la fois sur la pandémie et sur la guerre russe contre l’Ukraine, et cela concorde avec la propagande du Kremlin. De plus, souvent les auteurs et les invités de la rédaction locale de RT et des médias « alternatifs » locaux sont souvent les mêmes personnes. Par exemple, Jens Berger, rédacteur en chef d’un tel portail allemand « alternatif » NachDenkSeiten, est un invité et un interlocuteur fréquent du bureau allemand de la propagande russe RT. C’est par de telles sources que la propagande russe de RT, interdite en Allemagne, parvient aux téléspectateurs et auditeurs allemands. Le mécanisme est simple : les pseudo-médias se contentent de réimprimer leurs informations respectives. Ainsi, RT a reproduit l’interview d’Ulrike Guérot et de son co-auteur Hauke Ritz à propos du livre  » Le match final de l’Europe  » « Endspiel Europa », qui a été réalisée par un journaliste de NachDenkSeiten.

Il est important de noter que les positions de Guérot et des commentateurs similaires, c’est-à-dire ceux dont les opinions sont légitimées par les institutions auxquelles ils appartiennent, sont souvent et vivement critiquées. Dès le début de l’invasion à grande échelle, les positions de la conférencière ont été ouvertement (critiquées) par des étudiants de l’Université de Bonn, et après la publication du dernier livre, les critiques de ses collègues ont également commencé. « Elle ne parle ni russe ni ukrainien, n’a jamais étudié l’OTAN en détail, elle ne peut donc pas donner une évaluation éclairée », a écrit Philip Ter, professeur d’histoire de l’Europe de l’Est à l’Université de Vienne, en réaction à des passages du dernier livre de Guérot. L’université, où elle enseigne, a également pris ses distances avec la professeure, toutefois sans mentionner le nom de l’employée : « Les déclarations individuelles des scientifiques ne reflètent fondamentalement pas la position de l’Université de Bonn. Outre la liberté d’opinion garantie par la Constitution, les scientifiques bénéficient également de la liberté académique. »

Le fait qu’un professeur de sciences politiques de l’une des principales universités allemandes (et, malheureusement, elle n’est pas la seule représentante du cercle académique européen ayant des vues similaires) diffuse une propagande russe flagrante est très dangereux, car il la légitime pour les groupes de la population allemande qui doutent du récit officiel. Et, comme le montrent de récents sondages, ils sont nombreux en Allemagne, et la propagande russe y a trouvé un « terrain fertile ».

Ainsi selon les résultats des recherches menées par le Centre de surveillance, d’analyse et de stratégie (CeMAS), un Allemand sur cinq (19%) est d’accord avec la thèse selon laquelle la Russie « a été forcée d’entrer en guerre en raison d’une provocation prolongée de l’OTAN ». En mai dernier, il y avait 12 % de ceux qui croyaient en une telle déclaration. Un autre fait dangereux est qu’il existe un groupe important de citoyens allemands qui hésitent à propos de cette déclaration et ont répondu qu’ils étaient « partiellement d’accord » avec elle. Aujourd’hui, ils sont 21%, alors qu’ils n’étaient que 17% en avril. Ce sont justement ces « experts » et « médias alternatifs » qui influencent la croissance du soutien ou de l’hésitation à soutenir cette thèse de la guerre en Ukraine. Et si nous ne disposons d’aucune information sur l’influence de l’argent russe sur l’opinion de Guérot, la situation des employés de l’espace médiatique « alternatif » est tout autre.

Les prix des mensonges

En 2019, le réalisateur allemand Wilhelm Domke-Schultz a présenté le film « Remember Odesa » sur les événements du 2 mai 2014 à Odessa. Depuis des années la propagande russe a spécule sur cette tragédie, qui a tué 40 Odessians, l’appelant la « Hutte d’Odessa » et affirmant que les « nazis ukrainiens » avaient ainsi tenté de détruire les organisateurs des manifestations pro-russes ce jour-là. Le film de Domke-Schultz vise à soutenir ce mythe. Récemment, la Semaine Ukrainienne (The Ukrainian Week) a eu accès à une correspondance, dont on peut conclure que le réalisateur allemand fait de tels films non seulement en raison de ses propres opinions (bien qu’elles coïncident avec la propagande du Kremlin), mais aussi pour l’argent russe.

Fin août, des cyber-activistes ukrainiens, cachés derrière le profil d’un représentant du ministère russe des Affaires étrangères, ont communiqué avec Wilhelm Domke-Schultz. Cette correspondance nous permet de savoir combien coûtent ses services et avec qui, parmi les propagandistes russes, il coopère. Ainsi, le réalisateur allemand est prêt à tourner un film de 20 à 30 minutes en seulement un mois et demande 4 à 5 000 € pour un tel travail. Pour ce faire, le réalisateur prudent possède un compte dans une banque russe et transmet ses coordonnées bancaires à son interlocuteur, car sinon de tels films ne peuvent pas être réalisés. « Mes films « Vie et mort à Donbas » et « Visages de Donbas » ont été financés de cette manière par des sponsors de Russie, malheureusement il n’y a pas d’autre moyen », a expliqué Domke-Schultz dans sa correspondance.

La publication L’édition allemande Die Welt, qui détient aussi la correspondance de Wilhelm Domke-Schultz avec l’activiste ukrainien, caché derrière le profil d’un représentant du ministère russe des Affaires étrangères, a demandé un commentaire au réalisateur. Domke-Schultz a répondu à la demande de la publication qu’il était au courant de « l’inauthenticité » de l’interlocuteur, mais « s’est impliqué dans la conversation pour savoir qui était derrière et dans quel but », et que ses réponses étaient « satiriques et polémiques ». De toute évidence, les coordonnées bancaires qu’il a ouvertement transmises à son interlocuteur l’étaient aussi.

Dans la conversation mentionnée ci-dessus, Domke-Schultz a aussi déclaré qu’il ne travaillait pas seul. Il coopère avec « plusieurs collègues » qui « le soutiennent dans son travail sur les films », bien qu' »ils aient leurs propres chaînes avec un large public ». Il s’agit d’Alina Lipp, Thomas Röper et Ulrich Heyden. Lipp et Röper sont des auteurs bien connus du « monde alternatif » des médias allemands.

« Heureuse en Crimée » et « Allemande en Russie »

Alina Lipp est l’auteur de la chaîne Telegram « Neues aus Russland » (« Nouvelles de Russie ») avec près de 200 000 abonnés. Jusqu’en mars elle animait aussi une page Instagram du même nom, mais pour un public beaucoup plus restreint (près de 8 000 followers aujourd’hui). Lipp est extrêmement active et est probablement la plus grande source de propagande russe en allemand. Elle a aussi ses propres chaînes sur YouTube et elle apparaît sur les chaînes d’autres propagandistes, mais aussi à la télévision d’État russe. Sur YouTube l’une des chaînes de Lipp s’appelle « Glücklich auf der Krim » (« Heureuse en Crimée »).

Lipp s’y est rendue en 2016 alors que la presqu’île était déjà occupée par la Russie, pour un prétendu projet de recherche. Son père a également émigré en Crimée à cette époque. Le père de Lipp, Vladimir, est russe, mais il a vécu en Allemagne, où sa fille Alina est née et a grandi. Vladimir Lipp apparaît souvent dans les vidéos de la chaîne « Heureuse en Crimée », où il compare la vie dans la péninsule occupée et en Allemagne et critique la politique allemande, notamment la lutte contre le coronavirus, en la comparant à la manière dont elle est traitée en Crimée. Après le projet de « recherche », Mme Lipp retourne brièvement en Allemagne, où elle obtient son diplôme en 2021. Dans son pays natal, elle était une militante des « Verts », mais a quitté le parti écologiste car, selon elle, il était trop « antirusse ».

En septembre 2021, Lipp a publié sur Facebook une photo d’une rencontre chaleureuse avec Maria Zakharova, une représentante du ministère russe des Affaires étrangères, et un mois plus tard, elle s’est installée à Donetsk, d’où elle diffuse la propagande russe via la chaîne Telegram nouvellement lancée « Neues aus Russland ». C’est là qu’elle est restée pendant de nombreux mois après le début de l’invasion à grande échelle. Actuellement comme elle le dit dans ses vidéos, elle est en Crimée. Dans le même temps, en plus de la chaîne Telegram, Lipp a également lancé une autre chaîne YouTube – « Немка в России » (Allemande en Russie).

Thomas Röper, avec sa chaîne Telegram et son site Web « Anti-Spiegel » (Anti-Spiegel, le nom souligne l’opposition au plus grand hebdomadaire allemand) a réuni également une audience considérable: 94 000 abonnés sur Telegram. Röper vit en Russie, il apparaît sur les chaînes de propagande russes. Il a également écrit plusieurs livres. L’un d’eux s’appelle Inside Corona (« Un regard intérieur sur la pandémie de coronavirus ») et développe des théories de conspiration sur la lutte contre la pandémie. Parallèlement, il se présente comme un « journaliste allemand » dans les programmes de propagande russe, démontrant ainsi « le soutien au régime du Kremlin en Allemagne ».

En général, presque tous les diffuseurs d’opinion « alternative » ou du récit russe en Allemagne, partagent des positions communes : concernant la pandémie, son origine et la lutte contre elle, la vaccination, le « gouvernement mondial » et la guerre russe contre l’Ukraine. Les uns n’hésitent pas à croire à des théories complètement folles (comme celle sur les bio laboratoires américains en Ukraine), les autres travaillent plus subtilement, essayant de convaincre et d’encourager les sceptiques à rejoindre leur camp. Et comme le montre l’étude du CeMAS, le Kremlin a jusqu’à présent réussi à s’imposer dans la société allemande. Le « sol fertile » est ensemencé d’informations, et les semeurs locaux, qui travaillent dur, sont soutenus soit financièrement soit en offrant une plate-forme pour la diffusion des idées et opinions « utiles ».