«Kharkiv, la ville en béton armé». La lutte de la ville pour la vie, contre la mort

Guerre
23 septembre 2022, 07:49

Dans la ville de plusieurs millions d’habitants, les conditions de vie sont devenues très différentes d’un quartier à l’autre, et les vielles querelles sont passées au second plan.

Le 21 janvier 2022, le maire récemment élu de Kharkiv, Igor Terekhov, déclarait dans interview pour la chaîne de télévision ukrainienne Suspilne qu’«il n’y aurait pas de guerre». Un mois plus tard, dans la nuit du 24 février 2022, il n’y avait plus aucun avion dans le ciel d’Ukraine. L’aéroport de Kharkiv avait reporté des vols et l’atmosphère était étrange. Le matin, à Kharkiv comme dans presque toutes les grandes agglomérations ukrainiennes, éles habitants se sont réveillés au son des explosions produites par le système de défense aérienne. La «Grande Guerre» avait éclaté.

Kharkiv se préparait à l’agression, comme tout le pays, bien que la plupart des gens, tout comme le maire, ne croyaient pas à une guerre totale. Il y avait différentes raisons : les certitudes véhiculées de génération en génération, à partir des témoins de la déclaration de la ville comme première capitale de l’Ukraine (Kharkiv a été la capitale de l’Ukraine occupée par les Bolcheviks de 1919 à 1934 – NDLR). «Mais il serait insensé de la part de Poutine de chercher à amplifier les hostilités, après huit ans d’un conflit de faible intensité», disaient des habitants. Mais ce sont ceux qui ont acheté des sacs et du sable avant la guerre qui avaient raison.

Les autorités publiques, centrales et locales, ont reprit rapidement leurs esprits. Il est vrai que les autorités locales avaient des choix limités. Ils ont accepté les nouvelles règles de subordination dues à la loi martiale et ont commencé à travailler ensemble pour gagner. Contrairement au scepticisme et à la crainte des habitants de la ville quant à la possible collaboration du maire avec les occupants, la guerre a changé le comportement d’Igor Terekhov. On peut faire valoir que c’était le seul moyen de garder le pouvoir, car il n’y avait pas de combats de rue actifs à Kharkiv. Ainsi, il n’y avait personne pour capituler. Mais les Russes ont bombardé les parcs et le centre-ville, que le maire avait mis tant d’efforts à créer. Les occupants ont franchi la ligne rouge personnelle rouge de cet homme, ils ont détruit avec l’artillerie et les missiles sa carte de visite de gestionnaire d’une ville très bien entretenue, propre et bien ordonnée, avec de superbes parterres de fleurs et de magnifiques fontaines. Il n’y a pas de confirmation ou de démenti de la sincérité des politiciens, mais le passage au plan personnel de la perception de la guerre se produit pour tout le monde.

Il convient de préciser que Igor Terekhov et son prédécesseur et chef, Gennady Kernes, décédé en 2020 des suites du COVID-19, se sont fait une solide réputation de grands maîtres de la rénovation urbaine en Ukraine. Pendant des années, Kharkiv avait la réputation d’être l’agglomération la plus propre du pays, ce qui ses élites populaires, malgré les soupçons sur leurs sympaties pro-russes. La lutte politique s’est déroulée sur le même terrain. Les autorités ont été critiquées pour des décisions étranges, notamment l’interdiction de marcher et de s’allonger sur les pelouses dans les parcs, des dépenses faramineuses de fonds publics, ou pour la construction d’une fontaine avec 13 statues de singes qui bougent et qui chantent.

A présent, la maire s’adresse tous les jours aux habitants de la ville, il parle avec reconnaissance de l’Armée ukrainienne, des Forces de défense territoriales, du service national des situations d’urgence et des services sanitaires. Et il termine son discours par la formule désormais traditionnelle : «Nous sommes ensemble. Nous sommes tous les habitants de Kharkiv». La guerre simplifie les messages et permet de préparer la prochaine campagne électorale sans effort supplémentaire. Même le fait qu’il le dise en russe n’est pas choquant dans les conditions actuelles. Par contre, cela permet de semer le doute dans la population russe : le maire de Kharkiv parle russe et il n’est pas visité par la « patrouille linguistique », inventée par les propagandistes ! Après la guerre, il n’y aura plus à Kharkiv d’objet toponymiquement associé à la puissance occupante, comme l’a promis le maire. Tous les liens avec les «villes jumelles» russes (Belgorod, Nijny Novgorod, Saint-Pétersbourg, Novossibirsk, Moscou) seront également coupés. Même la question de la destruction du buste du maréchal soviétique Gueorgui Joukov, qui était une question de principe pour I. Terekhov avant la guerre, a été repoussé à plus tard, après la guerre, pour ne pas encourager les discordes. Les autorités ont appris à mieux refléter les sentiments de la population.

Kharkiv, la ville en béton armé

Les personnes qui portent un ruban adhésif d’un certain couleur (pas rouge, car c’est une marque distinctive des forces russes) ou un gilet réfléchissant passent sans file d’attente absolument partout, ils obtiennent des réductions ou des services gratuits en signe de gratitude. Les personnes qui sont restées dans la ville malgré les bombardements ont des dizaines de trousseaux de clés de différentes maisons de leurs parents, amis, connaissances et étrangers pour venir jeter un coup d’œil, arroser les fleurs ou nourrir les animaux. Même les adversaires politiques locaux se sont temporairement réconciliés : un tigre blanc a été transporté au zoo municipal depuis l’éco-parc appartenant à Oleksandr Feldman (qui était en conflit avec les autorités municipales au sujet de la route qui devait traverser son marché de Barabachovo).

Tout cela accentue l’impression qu’absolument tout le monde se comporte comme un élément d’un organisme social global. La guerre a fourni aux gens un modèle d’utopie sociale, quand tout le monde travaille pour un objectif commun : survivre, résister et vaincre l’envahisseur.

Comme avant la guerre, les gens ont un mode de vie différent dans les diverses parties de la ville. Le contraste est principalement visible entre les places du quartier de Pivnichna Saltivka, où l’on cuisine les soupes populaires à ciel ouvert, et les files d’attente devant les cafés branchés du centre-ville. Certains résidents n’ont pas réagi à l’appel lancé par les autorités d’évacuer les quartiers dangereux comme Pivnichna Saltivka ou Piatikhantki, qui sont constamment sous les bombardements des Russes. Des volontaires continuent donc de transporter des médicaments et de la nourriture dans les secteurs dangereux.

Le Département de la culture et du tourisme de l’administration régionale a présenté des statistiques révélant que depuis le début de l’invasion à grande échelle, les occupants russes ont détruit ou endommagé huit monuments du patrimoine culturel et 80 monuments historiques dans la région de Kharkiv, dont le site commémoratif «Drobicki Yar», où les nazis ont fusillés des civils entre 1941 et 1942, et un mémorial aux victimes du totalitarisme, où le NKVD (la police politique de l’Union soviétique de 1917 à 1934 – NDLR) a assassiné 3809 officiers polonais et 500 civils polonais en 1940. Selon la déclaration du maire de la ville diffusée sur les chaînes de télévision nationales, à la date 19 avril, les frappes russes ont détruit environ 2 000 immeubles de grande hauteur sur les 8 000 que compte le pays, soit 25 %. L’architecte britannique Norman Foster, lauréat de nombreux prix d’architecture, a offert son aide pour reconstruire la ville de Kharkiv, en partie détruite après l’invasion russe.

Kharkiv, la ville en béton armé

Au fait, l’architecture et sa restauration font l’objet de nombreuses polémiques dans la ville. Par exemple, la reconstruction du bâtiment de l’administration régionale de Kharkiv, détruit par une frappe de lance roquette russe le 1er mars, soulève des questions. Ce bâtiment était de style stalinien (l’un des styles architecturaux majeurs de l’Empire communiste – NDLR). Les débats vont bon train: que faut-il faire? Vaut-il mieux se débarrasser de l’héritage soviétique et construire un bâtiment de style moderne ou restaurer l’immeuble à l’identique ?

Malgré les bombardement quotidiens, la ville continue son combat pour rester en vie. Les habitants ont entendu l’appel des autorités et ont commencé à rouvrir cafés et magasins, à livrer des pizzas et à offrir des soins de beauté. Les services sanitaires ramassent les poubelles, enlèvent les vitres brisées et plantent des fleurs. Ce phénomène s’appelle le «patriotisme local», il existe dans de nombreuses localités, mais à Kharkiv, qui a toujours été un centre de commerce d’enseignement, il existe un héritage historique particulier. Autrement dit, nous sommes très en colère lorsqu’on nous empêche d’apprendre, de négocier, de travailler et de transmettre les traditions d’une génération à l’autre.

L’artiste de Kharkiv Patrick Cassanelli a créé un dessin avec le symbole de la ville : la Maison de l’Industrie d’État. Le dessin montre l’édifice avec l’inscription «Харків – залізобетон» («Kharkiv – la ville en béton armé»), car le bâtiment est considéré comme le premier gratte-ciel européen construit en béton armé monolithique au début du siècle dernier. Dans les circonstances actuelles, la ville et tous ses habitants font vraiment penser à un bloc de béton armé. Cette union est devenue notre principale arme contre les Russes. C’est notre artillerie lourde, alors que nous attendons les livraisons de munitions de l’Europe et des Etats-Unis. Si rien n’est sacré pour les envahisseurs, alors tout est devenu sacré pour les habitants de Kharkiv : les pelouses sur lesquelles on ne peut pas marcher, les bancs trop chers à fabriquer et même la fontaine aux singes terrifiants. Nous les défendrons, bec et ongles, jusqu’à la victoire.