Alla Lazaréva Rédactrice en chef adjointe, correspondente à Paris du journal Tyzhden

Kara-Murza, un opposant russe au subconscient impérial

Politique
15 avril 2025, 15:52

« On est les mêmes, on est les mêmes! Nous sommes des peuples très proches, comme tout le monde le sait », a déclaré Vladimir Kara-Murza, coordinateur du mouvement la Russie Ouverte, invité au Sénat le 10 avril dernier, alors qu’il répondait à une question de Claude Malhuret.

Le sénateur d’Allier lui avait alors demandé: « Aujourd’hui la majorité des troupes russes est faite des soldats, en dehors des prisonniers sortis des prisons, qui ont été recrutés dans les minorités, et par conséquent, la majorité des morts qui reviennent dans les cercueils ne plomb, retournent en Daghestan, en Ingouchie, en Tchétchénie etc., Quelle est la situation aujourd’hui dans ces républiques? Est-ce qu’il y a la perspective de révoltes, du fait que l’armée est occupée en Ukraine, comme par exemple, la révolte tchétchène dans les années 1990 ? Et plus généralement, comment définissez-vous la situation de ces république, est-ce que c’est une situation coloniale, ou est-ce qu’il y a quelque chose de plus compliqué auquel nous, les Français, qui sont traditionnellement colonialistes ne sont pas sensibles? ».

M Kara-Murza s’est empressée de citer une « collègue militante des droits de l’homme » sans la nommer : « Elle a beaucoup parlé avec des prisonniers de guerre, de deux cotés, donc elle a parlé beaucoup avec des prisonniers de guerre ukrainiens qui ont été libérés de la Russie et avec des prisonniers de guerre russes qui sont actuellement en Ukraine. Elle m’a dit qu’il y a une autre raison pour laquelle le ministère russe de la défense prend tellement de représentants de ces minorités nationales : parce que ces prisonniers, apparemment, disent que s’est psychologiquement vraiment difficile pour les Russes de tuer des Ukrainiens. Parce qu’on est les mêmes, on est les mêmes… On a presque la même langue, la même religion, et on a des siècles et des siècles de l’histoire commune. Mais si c’est quelqu’un qui vient d’une autre culture, c’est plus facile. » Le politicien de l’opposition a ajouté qu’il n’avait jamais pensé au critère ethnique pour le recrutement dans l’armée russe, car il pensait que les soldats partaient à la guerre « pour des raisons économiques ».

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Vladimir Kara-Murza n’est pas seulement un homme politique, mais aussi un journaliste professionnel de la télévision. Il sait donc que les informations sensibles, il faut d’abord les vérifier de plusieurs sources, avant de les rendre publiques. Cependant, il a choisi d’ignorer ce standard en ce qui concerne la proportion de Russes ethniques et de « minorités nationales » dans l’armée russe. Dommage. « Une analyse détaillée du sociologue Alexei Besudnov a montré qu’environ 76 % des personnes tuées en Ukraine étaient des Slaves, rappelle le journaliste du Caucasus Explorer Vladimir Sevrinovsky, alors que leur part dans la population russe est de 79 %. Le deuxième groupe le plus important, ce sont les Caucasiens, qui ne représentent que 9 % des tués (et 7 % de la population) ». Les chiffres absolus sont donc clairs, indépendamment des « siècles d’histoire commune ».

En ce qui concerne l’histoire commune, c’est Basile Chrin, activiste de la communauté ukrainienne en France, qui a remis l’église au milieu du village : « J’ai beaucoup de respect pour lui mais si j’avais l’occasion de le croiser je lui ferais aimablement remarquer qu’Ukrainiens et Russes ne sont pas les mêmes et de beaucoup. Leur histoire commune ne dure pas depuis “des siècles et des siècles” car la Rus’ de Kyiv, ancêtre de l’Ukraine, est plus ancienne que la Russie et cela de plusieurs siècles. Il ne s’agit donc pas d’une guerre fratricide et du reste les Russes détestent les Ukrainiens (sauf exceptions bien sûr et nous en connaissons), ils les prennent de haut, les persécutent et les massacrent depuis trois siècles. Rappelons simplement deux dates en forme de mise au point :
– 482 : fondation de Kyiv, capitale de l’Ukraine qui à l’époque s’appelait Terre Rus’ ou Ruthénie
– 1147 : fondation de Moscou capitale de la Russie qui à l’époque s’appelait Moscovie
».

Kara-Murza est loin d’être le pire des opposants à Poutine, pour ce qui concerne les propos sur l’Ukraine. Sur sa page X, il condamne régulièrement les bombardements russes sur l’Ukraine. « Soumy… Une attaque cruelle, ignoble et délibérée contre des civils dans le centre-ville. Le dimanche des Rameaux. Mémoire éternelle et Royaume des cieux à toutes les victimes. Nos sincères condoléances aux familles. Nous souhaitons à tous les responsables de ce crime, de Poutine au dernier caporal, un procès équitable et une peine bien méritée », a-t-il écrit le 13 avril. Au passage, il écrit le nom du dictateur du Kremlin avec une minuscule. Et pourtant.

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Un diplômé du département d’histoire de l’université de Cambridge connaît-il vraiment si mal l’histoire ? Pourquoi répandre des fictions en affirmant que nous sommes « un seul peuple » parlant (comment est-ce possible ?) deux langues bien distinctes ? Pourquoi promouvoir le mythe raciste selon lequel les « vrais Russes » ne veulent pas se battre contre les Ukrainiens, contrairement aux méchants Asiatiques et Caucasiens ? « Quelqu’un doit dire à Kara-Murza que personne ne réfléchit de cette manière au moment de signer un contrat : « Oh, c’est un Russe, nous allons probablement le rejeter, parce qu’il pourrait se mettre à pleurer en tuant ses frères ethniques. Nous préférons prendre un Asiatique farouche. » Ils prennent tous ceux qui viennent. Et ce sont les plus pauvres. Dans les régions déprimées, la probabilité de mourrir à la guerre pour les Russes et les ethnies titulaires est la même », écrit le journaliste Vladimir Sevrinovsky, cité plus haut.

Des stéréotypes bien installés ou un subconscient impérial ? Très souvent, dès qu’il s’agit des relations avec l’Ukraine, les opposants fermes, ardents et courageux du Kremlin voient se réveiller en eux de vieilles craintes d’un nouvel effondrement de l’empire, qui diffèrent finalement peu des postulats du régime. Alexei Navalny est un exemple éloquent de cette vision de la géopolitique. Valeria Novodvorskaya était la seule exception à la règle. Cependant, les politiciens occidentaux sont réticents à renoncer à leur rêve de trouver de « bons Russes » qui prendraient le pouvoir après Poutine et rétabliraient l’ordre. Il est plus facile de vivre ainsi, plus facile de justifier leur indécision de cette manière. Mais il est temps de grandir. Kara-Murza se trompe lourdement lorsqu’il parle d’un « seul peuple ». On peut facilement le vérifier en comparant les attitudes des deux peuples à l’égard de la liberté, du pouvoir, de la propriété, d’eux-mêmes et des autres. Il faut tout simplement avoir la volonté de faire ces vérifications.