Jacques Massey est un journaliste français, spécialiste des questions de défense. Dans une interview accordée à Tyzhden.fr, il parle de la « guerre des satellites » qui se déroulent actuellement dans l’espace entre la Russie et les alliés de l’Ukraine.
– Les généraux français qui s’expriment régulièrement à la TV française soulignent que l’une des aides les plus précieuses fournies à l’armée ukrainienne, c’est le renseignement spatial. Pourriez-vous confirmer ces affirmations ?
– C’est effectivement une vraie aide stratégique. Les positions russes ne sont pas seulement espionnées avec des drones, que ce soient les engins ukrainiens bien sûr ou des appareils des pays de l’OTAN évoluant au-dessus de la mer Noire pour cartographier l’ordre de bataille russe. Les satellites occidentaux jouent aussi un rôle décisif, en fournissant notamment des photos à Kyiv. D’après ce qu’expliquent des militaires français, tout mouvement des unités russes est surveillé 24 heures sur 24, par temps clair comme la nuit, qu’il fasse soleil ou qu’il y aient des nuages. Pour cela, on utilise des satellites radars et des satellites d’observation.
– Le Canard Enchaîné a écrit récemment que les Russes se risquent depuis quelques mois à « harceler » ces satellites occidentaux. S’agit-il d’une nouvelle dimension des tensions entre les deux camps ?
– Ce qu’il faut comprendre, c’est que le recours aux satellites est désormais un facteur décisif pour gagner une guerre. Cette théorie américaine, qui est aussi partagée par les Français, est ainsi résumé : « celui qui perd le contrôle de l’espace perd rapidement la guerre ». Par ailleurs, les Russes ne disposent, semble-t-il, que de deux satellites d’observation (Persona 1 et Persona 2) opérationnels pour récupérer du renseignement photo depuis l’espace. Pour essayer de « rééquilibrer les forces », ils doivent donc développer des capacités de nuisances dans ce domaine. Les généraux russes et le Kremlin ont vite compris qu’il ne suffirait pas, pour l’emporter, de brouiller les moyens utilisés directement par leurs adversaires en les louant à des sociétés civiles, comme le satellite de communication VIASAT bloqué la veille de l’ouverture des hostilités en février 2022. Il y a eu aussi les tentatives de brouillage et de piratage du réseau Starlink utilisé par les Ukrainiens. Mais elles ont été déjouées grâce à la redondance des milliers d’engins qui composent la constellation.
– Est-ce que cette capacité de nuisance russe dans l’espace est importante ?
– A Paris, c’était le 16 février à l’Ecole militaire, il y a eu un retour d’expérience organisé à ce sujet, notamment avec un haut-gradé du commandant de l’espace, une structure rattachée à l’armée de l’air et qui regroupe l’ensemble des moyens spatiaux français de télécommunication, d’observations, de surveillance électromagnétique. Celui-ci a très brièvement évoqué le fait que des satellites d’observation de la coalition alliée à l’Ukraine ont subi, ces derniers mois, une forme de harcèlement de la part des Russes. Pour cela, Moscou utilise des engins dits « butineurs ». C’est-à-dire des engins qui s’approchent des satellites pris pour cible. L’objectif est de pouvoir, le moment venu, les brouiller ou pirater leurs données.
Dès le 28 février 2022, le satellite de télécom civil (géostationnaire) Intelsat 39 avait ainsi été approché à moins de 5km par un engin russe. Une manœuvre considérée alors comme « menaçante ». Puis les généraux et le Kremlin sont montés d’un cran en décidant donc de harceler des satellites militaires de la coalition pro-Kyiv. L’été dernier, un engin du Space Force américain a ainsi été inquiété, avant que ce soit le tour des deux engins français d’observation CSO. Pour cela, depuis août 2022, les Russes ont placé plusieurs satellites en orbite basse, entre 200 et 400 kilomètres, qui ont été lancés depuis la base de Plesetsk. Le premier engin de la liste était le KOSMOS 2558. Leur approche des engins occidentaux est conçue pour pouvoir, si l’ordre était donné, d’interrompre le signal que les satellites d’observation envoient à leurs stations de réception au sol. Mais jusqu’à présent, il n’y a rien eu de cela, selon une information obtenue de source française. Nous en restons au stade de la simple « posture menaçante » des engins russes. Cela, pour éviter l’irréparable avec des membres de l’OTAN.
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A ce sujet toujours, rappelons aussi qu’en 2018, l’ex-ministre de la défense françaises Florence Parly avait dénoncé la capacité d’un autre satellite russe, Louch Olymp, installé en orbite géostationnaire à plus de 35 000 km d’altitude, de se placer près des cônes d’émission de satellites de télécommunication militaires français pour bloquer (ou copier) leurs émissions.
– Et comment ces tensions peuvent-elles se développer ?
Tout l’enjeu pour les Russes, pour l’instant, c’est donc de montrer leurs capacités à perturber les liaisons occidentales, sans toutefois passer aux actes. Je compare ça aux menaces pesant actuellement sur les câbles sous-marins qui transportent les flux de données numériques. Cette forme de conflictualité ne se voit pas, mais la menace est désormais bien réelle. D’autant qu’il n’y a pas de vraie législation internationale sur l’utilisation de ces matériels. C’est à créer.
A Paris, l’affaire n’a en tout cas fait rire personne. Une colère froide toutefois, puisqu’aucune protestation officielle n’a été notifiée à Moscou. Par contre l’Elysée a vite pris langue avec Washington (et sans doute d’autres partenaires) pour définir une posture commune si de telles agressions devaient se concrétiser.
– Et qu’est ce qui peut être fait dans ce domaine à l’avenir ?
– Déjà il est temps de prendre conscience que la guerre en Ukraine s’installe à bas bruit dans l’espace. Là, les Américains disposent de contre-mesures, par exemple pour neutraliser un éventuel satellite agresseur. Pour sa part, l’Armée de l’air et de l’espace française dispose d’un centre de contrôle qui gère le radar de surveillance GRAVE. Un dispositif modernisé avec une part des 5,3 milliards d’euros budgétés pour le secteur spatial militaire dans l’actuelle loi de programmation. En complément, les télescopes Geotraker conçu par ArianeEspace/Safran repèrent sur des écrans d’ordinateurs toute approche anormale à proximité des satellites français en orbite géostationnaires. Cela, en attendant que Paris dispose des moyens de riposte technique.
Mais aujourd’hui, répétons le, aussi bien les Russes que les Occidentaux veulent éviter toute confrontation directe parce que l’on entrerait alors dans une conflictualité ouverte. Et puis, d’une certaine manière, les manœuvres actuelles des satellites « butineurs » russes ne sont pas illégales dans la mesure où il n’y a pas de normes internationales précises dans ce domaine. Ces dernières années, les Français, les Européens mais aussi les Russes ont bien essayé de développer les bases d’une nouvelle réglementation pour éviter une zone de non-droit dans l’espace. Mais, avec les tensions diplomatiques actuelles entre les grandes puissances, ce n’est pas demain la veille qu’il y aura un accord.