Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Guerre existentielle. Pourquoi les Ukrainiens résistent si obstinément à la Russie

Guerre
17 septembre 2022, 10:44

« C’est comme s’échapper de Berlin-Est vers Berlin-Ouest », explique Oleksandr Piguz, un soldat de la « république populaire de Donetsk » de 26 ans, capturé par l’armée ukrainienne près de Kharkiv, exprimant sa réticence à participer à l’échange de prisonniers. Selon Oleksandr, il n’y a « pas d’avenir » à Donetsk occupé, où il a étudié dans l’une des universités, il aimerait donc rester sur le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien.

Oleksandr n’est pas tout à fait sincère. Avant que les autorités d’occupation ne ferment les frontières des « républiques » en 2020, invoquant la situation épidémique, il y avait de nombreuses opportunités de partir et par exemple, de profiter de programmes permettant aux candidats du Donbass occupé d’entrer dans les universités ukrainiennes dans le cadre d’une procédure simplifiée. Mais en général, sa métaphore n’est pas une exagération. La vie dans les territoires occupés par la Russie est difficile et comporte des dangers, ce qui donne aux Ukrainiens la force de résister à l’agresseur. Depuis 2014, tout le monde sait qu’être sous occupation n’est pas seulement une humiliation nationale, mais également une menace directe contre la vie et la liberté.

 

Pauvreté et injustice

Ceci est particulièrement visible dans le Donbass. Dans cette ancienne région industrielle, que l’on peut appeler la Ruhr ukrainienne, la crise économique a commencé dans les années 1980. L’économie planifiée de l’URSS ne pouvait pas assurer une modernisation adéquate du complexe charbonnier et métallurgique. Dans les années 1990, après l’effondrement de l’Union soviétique, cela a entraîné de graves conséquences socio-économiques et le Donbass s’est rapidement transformé en une région déprimée.

L’occupation de 2014 a transformé une tragédie en catastrophe. La plupart des entreprises industrielles qui se sont retrouvées sur le territoire des « républiques populaires » ont été transférées en Russie ou simplement pillées, et l’industrie charbonnière s’est rapidement dégradée. Cela a transformé la « la république populaire (autoproclamée) de Louhansk » et la « république populaire (autoproclamée) de Donetsk » en un appendice subventionné par la Fédération de Russie. Pour la population, cela signifiait une forte baisse du niveau de vie. Si début 2022, le salaire moyen en Ukraine était d’environ 470 €, en « république populaire de Donetsk » il était d’environ 230 €.

Il est clair que la qualité de vie n’est pas seulement déterminée par le montant du salaire. Lorsque l’épidémie de COVID-19 a éclaté en Ukraine en 2020, elle a atteint l’ampleur d’une catastrophe dans les « républiques populaires ». Cela parce que les autorités d’occupation ont simplement ignoré presque toutes les mesures anti-épidémiques et ont utilisé des analogues russes douteux au lieu de vaccins efficaces. Cela a conduit à une mortalité massive, dont les signes ont été enregistrés, mais le nombre réel de victimes n’est plus possible à établir. Pourquoi ? Parce que les autorités des deux « républiques populaires » sont guidées exclusivement par les instructions de Moscou et n’assument aucune responsabilité juridique ou politique envers les résidents.

Il n’y a pas de vie politique dans le Donbass occupé, toute activité publique indépendante est strictement interdite. Il n’y a pas de presse libre là-bas et il est dangereux d’exprimer son mécontentement même sur les réseaux sociaux. De plus, les gens ne peuvent pas compter sur la protection de la loi, car il n’y a pas non plus de système judiciaire indépendant dans les « républiques ». Ironie du sort, en 2014, la propagande russe assurait qu’après le Maïdan, une « junte » était arrivée au pouvoir à Kyiv. Mais en fait, la « junte » s’est installée précisément sur le territoire des deux « républiques populaires » : même le couvre-feu, instauré pendant la période des hostilités actives en 2014, n’y a pas été levé.

 

Terreur et peur

Bien sûr, vous pouvez aussi vous habituer à supporter une existence misérable et privée de vos droits. Mais l’occupation russe signifie avant tout le déploiement de la terreur contre la population civile. Les atrocités des soldats russes à Bucha ont choqué le monde entier. Mais cela n’a pas surpris les Ukrainiens, qui savent ce qui s’est passé dans le Donbass il y a huit ans. A cette époque, la propagande russe tentait de convaincre le monde que la déclaration des « républiques » à Louhansk et Donetsk était un acte de libre arbitre de la part des résidents locaux qui voulaient faire sécession de l’Ukraine. En réalité, le pouvoir de ces régions a été instauré par la terreur brutale.

Les manifestants opposés au séparatisme ont été touchés les premiers. L’un d’eux était Volodymyr Rybak, 42 ans, membre du Conseil municipal de Horlivka. Le 17 avril 2014, il a été enlevé par des militants russes et le 19 avril, son cadavre portant des traces de torture a été retrouvé dans la rivière. Le manifestant de 49 ans, Oleksandr Reshetnyak, a été enlevé le 10 juin 2014 et deux jours plus tard, il a été ostensiblement jeté dans la rue près du bâtiment saisi de l’administration régionale de Louhansk, qui abritait le siège des manifestants. Oleksandr a reçu une blessure par balle, la colonne vertébrale brisée, les reins meurtris et trois jours plus tard, il est décédé à l’hôpital. Egalement, Stepan Chubenko, 17 ans, de Kramatorsk, a été abattu simplement parce que le garçon patriote s’était disputé avec les militants de la «république populaire de Donetsk».

Les Ukrainiens connaissent de nombreuses histoires de ce genre, plus ou moins bien connues. Certains ont été abattus avec leurs familles entières, à cause d’opinions pro-ukrainiennes ou simplement pour violence et vol. Nous ne connaissons pas le nombre exact d’Ukrainiens morts à la suite de la terreur instaurée par les occupants dans le Donbass, mais il s’agit très probablement de quelques milliers de personnes. Et combien d’autres sont passés par les « sous-sols », le système de prisons illégal des « républiques », que l’on peut qualifier de Goulag du Donbass! En mai 2014, j’ai moi-même été contraint de quitter Louhansk précisément à cause d’une menace d’arrestation, compte tenu de mon activité publique et de ma profession de journaliste. Par conséquent, lorsqu’en février, « Foreign Policy » a publié une déclaration, citant des sources du renseignement américain, selon laquelle la Russie préparait des listes d’exécutions d’Ukrainiens, cela ne m’a pas semblé complotiste ou sensationnaliste.

 

Effacement de l’identité

L’article de Timofey Sergeitsev sur la nécessité d’une « désukrainisation » de l’Ukraine, publié le 24 février dans les colonnes de la publication d’État russe « RIA Novosti », ne m’a pas surpris non plus. Depuis 2014, la politique « humanitaire » des autorités d’occupation du Donbass vise spécifiquement à effacer l’identité ukrainienne. En 2015, une « découverte scientifique archéologique » a fait l’objet d’une publication à Louhansk : il était question de peuples ayant vécu sur le territoire de la « république » il y a 5.000 ans et présentés comme appartenant à une « race spéciale » différente des ancêtres des Ukrainiens modernes. On pourrait rire d’une théorie aussi ridicule du séparatisme. Mais cette affaire montre bien l’archarnement avec lequel les autorités locales tentent d’éradiquer tout ce qui est ukrainien.

En mars 2022, les services de renseignement ukrainiens ont signalé que de la littérature « nuisible » était retirée des bibliothèques des territoires occupés des régions de Tchernihiv, Soumy et Louhansk. Plus tard, des cas de destructions ou de saisies de livres ont été enregistrés à Melitopol et à Kherson. En fait, c’est la pratique russe standard. Ni l’Histoire de l’Ukraine ni la langue ukrainienne ne sont étudiées dans les « républiques populaires ». Il est impossible d’acheter des livres en ukrainien à Luhansk ou à Donetsk. Même garder des livres ukrainiens est risqué. Quand ma famille a quitté Louhansk, il n’était pas question d’emporter la bibliothèque de la maison. Toutes les cargaisons étaient inspectées aux points de contrôle, et même la Bible dans la traduction ukrainienne pouvait être reconnue comme une « littérature extrémiste ».

Les étudiants locaux qui vont entrer dans les universités du territoire contrôlé par le gouvernement des occupants sont contraints d’étudier par eux-mêmes la langue et l’Histoire ukrainiennes, en suivant secrètement des cours privés ou en suivant un enseignement à distance en ligne. Pendant ce temps, les manuels d’Histoire « officiels » enseignent une version alternative du passé, dans laquelle le Donbass a toujours fait partie de la Russie, et son affiliation à l’Ukraine n’est qu’une malheureuse erreur historique. Cela va à l’encontre des faits scientifiques mais démontre bien les intentions des occupants. Leur objectif est de détruire l’identité ukrainienne de la population locale.

Au printemps 2022, la Russie a entamé une pratique criminelle consistant à déporter des enfants ukrainiens du Donbass déchiré par la guerre vers le territoire de la Fédération de Russie. « Il s’est avéré que tous les enfants des territoires libérés ne parlent pas le russe à un niveau suffisant », a admis la responsable russe Lilia Gumierova. Et c’est vrai. Au début des années 2010, j’ai travaillé comme assistant d’enseignement à la faculté Starobilsk de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Louhansk. Je me souviens bien de ces jeunes filles et garçons. Tant dans la vie de tous les jours que pendant les cours, ils communiquaient exclusivement en ukrainien et, bien sûr, ne se considéraient ni comme des Russes ni comme des représentants d’un « peuple du Donbass » distinct.

En mars 2022, la ville de Starobilsk, au nord de la région de Louhansk, est passée sous occupation et a été déclarée comme faisant partie intégrante de la « république ». La violence et la pauvreté y sont arrivées avec les autorités d’occupation. Certains résidents locaux ont réussi à s’enfuir mais les autres devront attendre leur libération et d’ici-là, les Russes essaieront de forcer ces gens à cesser d’être Ukrainiens. En substance, cette guerre n’est pas seulement une compétition entre gouvernements pour le contrôle de certains territoires. Si tel était le cas, un compromis rapide entre Kyiv et Moscou serait en effet la meilleure solution afin de sauver des vies et de réduire le nombre de destructions mais cette guerre est essentiellement existentielle. Par conséquent, notre désir de victoire n’est pas une fièvre militariste ou le désir de se venger des humiliations coloniales. Il s’agit du simple désir de vivre sans peur, de préserver son identité et sa dignité humaine.