Y a-t-il quelque chose de vraiment nouveau dans les dossiers volés chez le renseignement américain ?
Le jeudi 13 avril, Jack Teixeira, responsable présumé de la fuite des données du renseignement américain, a été arrêté. Employé subalterne de la Garde nationale aérienne américaine, Jack est suspecté d’être à l’origine d’un des plus graves scandales de fuites de documents confidentiels depuis dix ans aux États-Unis.
Il s’agit d’une centaine de photographies de documents qui auraient été divulgués jusqu’à présent. Pour le moment, aucune information fiable ne permet de savoir si quelqu’un a lu l’intégralité de cette base de données. Le contenu de la plupart des documents est connu grâce aux témoignages de journalistes et d’experts qui affirment les avoir lus.
The Washington Post avait rapporté mercredi que la fuite était l’œuvre d’un jeune homme ayant travaillé sur une base militaire, qui a partagé ses informations sur un groupe privé en ligne du réseau social Discord. Sous le pseudonyme « OG », le suspect aurait publié pendant des mois des documents issus de la base militaire où il travaille. Il avait cependant demandé aux autres membres du groupe Discord, dont il était le leader officieux selon The New York Times, le premier média à avoir révélé son identité, de ne pas diffuser les documents secrets, assurant qu’il n’avait pas l’intention de jouer les lanceurs d’alerte.
Les images sont maintenant activement supprimées des différentes plates-formes sociales où elles ont été initialement partagées. Le chercheur de Bellingcat, Eric Toler, a recueilli les informations les plus détaillées sur la fuite à ce jour. Il dit qu’il a personnellement eu accès à plus de 20 documents de toute la gamme. Différentes images ont pu être divulguées par portions à différents endroits et cela a pu durer depuis janvier, jusqu’à ce que cela devienne un sujet de discussion de masse après la publication d’une des diapositives sur une page Telegram pro-russe et d’un article dans The New York Times le 6 avril.
Il convient de s’attarder sur le tableau général des circonstances de la « fuite », qui ne ressemble pas aux films d’espionnage classiques, mais fait plutôt référence aux comédies parodiques. Voici ce que Toler de Bellingcat nous dit de son enquête.
Le 5 avril, une diapositive est apparue sur la chaîne Telegram Devushka Donbassa, mais il s’est avéré que quelques heures plus tôt, le document avait été publié sur le forum 4chan dans une branche spéciale dédiée à la discussion des événements en Ukraine. Voici à quoi ressemble cette discussion :
Anonymous1 : (avec Bashar al-Assad sur l’avatar) : L’Ukraine affiche-t-elle des réussites à son actif en 2023 ?
Anonymous2 : La Russie a au moins deux fois plus de personnes tuées au combat.
Anonymous1 : Source ?
Anonymous2 : C’est selon ces données (liens vers un post avec une photo d’une diapositive contenant des informations sur les pertes de troupes. Il s’agirait d’un document des services de renseignement).
Anonymous1 : Nig*r, tu sais au moins ce qu’est un lien-source ?
Anonymous2 : Voici une source pour toi, imbécile : au moins mon bout de papier vaut mieux que les rumeurs.
Plus tard, il a été constaté que les fuites avaient eu lieu sur différentes plateformes encore plus tôt. Dans le même temps, selon Toler en référence à ses interlocuteurs, le plus gros volume de documents a été rendu public sur la plateforme de jeu Discord, sur le serveur Thug Shaker Central actuellement désactivé. Bien que le nom du serveur fasse référence à un personnage de porno gay noir, il parlait de jeux vidéo, d’orthodoxie, du blogueur militaire sous pseudo Oxide, etc.
Ce que l’on sait du contenu des fuites
Nous soulignons une fois de plus que le contenu complet de la fuite est encore inconnu. Les publications se poursuivent quotidiennement après le 6 avril. Par exemple, le 11 avril, The Washington Post a publié une note affirmant que l’un des documents (daté du 17 février) faisait référence aux projets de l’Égypte de fournir à la Russie des obus d’artillerie et de la poudre à canon. Dans le même temps, il est indiqué que le président du pays, Abdel Fattah al-Sissi, lors de conversations avec des responsables, ordonne de garder ce secret afin « d’éviter des problèmes avec l’Occident ».
Le 12 avril, The New York Times a publié des données sur les quatre scénarios les moins prévisibles (wild card) pour le développement de la guerre, qui incluent la mort de Volodymyr Zelensky, la mort de Vladimir Poutine ou l’attaque de l’Ukraine contre le Kremlin. Ils sont datés du 24 février et font également partie de la fuite. Les journalistes ont noté que de tels scénarios sont un produit typique des services spéciaux.
Pourtant, la fuite a déjà causé des dégâts en Corée du Sud. L’un des documents montre que les États-Unis auraient espionné des responsables de la sécurité nationale dans l’administration du président du pays, Yoon Suk-yeol. Le gouvernement sud-coréen a tenté d’en minimiser les conséquences, mais l’opposition utilise la fuite à son avantage, accusant les États-Unis de « violer la souveraineté » du pays et critiquant le gouvernement pour ses échecs dans le secteur de la sécurité. N’oublions pas que la Corée du Sud est l’un des alliés les plus proches des États-Unis en Asie.
Un autre document montrerait que les États-Unis espionnent Volodymyr Zelensky, puisqu’il indique qu’il « a proposé en février d’effectuer des frappes de drones sur des installations militaires de la Fédération de Russie dans la région de Rostov ».
Les documents relèvent également qu’à la fin du mois de février, les services analytiques du Pentagone doutaient sérieusement que la Russie puisse atteindre les frontières administratives des oblasts de Donetsk et de Louhansk d’ici la fin de l’année 2023, mais doutaient également du grand succès de la contre-offensive ukrainienne attendue au printemps. Il a été prédit que l’opération conduirait à des « gains territoriaux modestes » en raison d’un « manque de forces et de moyens ».
Le Pentagone a reconnu l’authenticité des documents et le ministère américain de la Justice a ouvert une enquête sur la fuite. L’un des interlocuteurs du Washington Post, parmi les responsables américains, note que de nouvelles restrictions d’accès à l’information ont été introduites.
Y a-t-il quelque chose de fondamentalement nouveau dans les documents ?
C’est peut-être la question la plus importante à laquelle il est impossible de donner une réponse sans équivoque.
Prenons, par exemple, le document qui a été le premier à devenir viral sur les pertes de l’armée pendant la guerre. Il mentionne des pertes ukrainiennes de 16 à 17 500 morts au combat, et des pertes russes de 35 à 43 000 (au 1er mars). Il est précisé qu’il s’agit d’une estimation approximative.
Les indicateurs pour les Russes correspondent presque à ceux publiés sur la base de l’évaluation des pertes provenant de sources ouvertes. Par exemple, Conflict Intelligence Team a rendu publique cette méthode : les données sur les morts du service russe de la BBC, qui sont comptées par les nécrologies sur les pages des réseaux sociaux, dans la presse locale, etc., servent de base. Début mars, ils étaient 16 000.
« Nous partons du fait que ces nécrologies représentent environ 40 à 60 % de toutes les personnes enterrées. Où obtient-on un tel pourcentage ? Le fait est qu’une ou deux fois, les bénévoles de « Mediazona » et de BBC se sont rendus au cimetière où les soldats sont enterrés et ont compté le nombre de nouveaux noms qu’ils ont découverts pour lesquels il n’y avait pas de nécrologies. Il s’est avéré qu’il y avait toujours à peu près le même nombre », a déclaré l’analyste du CIT Ruslan Leviev dans une interview à la fin du mois de février.
En d’autres termes, au plus bas de l’échelle, 27 000 militaires russes étaient enterrés au début du mois de mars. Cependant, tous les morts ne sont pas enterrés. Il y a toujours ceux qui sont considérés comme « disparus ». Le plus souvent, ils sont également décédés. Ces données ne sont pas accessibles au public, mais voici ce que Leviev explique :
« Pour s’appuyer d’une manière ou d’une autre sur ce type de calcul, il n’y a littéralement qu’un seul document pour servir d’exemple. Il s’agit d’un document capturé par les services de renseignement ukrainiens au printemps de l’année dernière, un document de la 1ère armée de chars (RF), qui indiquait les pertes de l’unité militaire au 15 mars (2022), si je ne me trompe pas. Et il y avait un nombre précis : combien de personnes avaient été tuées, combien étaient portées disparues. Je pense qu’il y a eu 61 morts et 44 disparus. Ce chiffre est à peu près exact. Sur cette base, nous estimons que les personnes disparues représentent encore environ un tiers du même nombre que nous connaissons parmi les personnes enterrées. »
Si nous ajoutons cela au calcul, la limite inférieure des pertes de l’armée russe en termes de morts au début du mois de mars devrait être d’environ 36 000, ce qui correspond exactement au dossier secret du Pentagone (35-43 000). D’ailleurs, la méthodologie du CIT peut également être utilisée pour calculer les pertes totales : il est estimé que pour chaque tué, il y a trois ou quatre blessés.
On peut aussi noter que la méthodologie CIT inclut les militaires de la Fédération de Russie et ne fait pas référence aux combattants « Wagner » ou aux membres des formations des « républiques » autoproclamées de Donetsk et de Louhansk.
Les informations sur les pertes dues à la fuite secrète sont-elles donc fondamentalement nouvelles ? Les données suggèrent que le Pentagone a simplement un département qui fait la même chose que CIT : il calcule les pertes à partir de sources ouvertes en utilisant une méthodologie similaire.
Il y a d’autres exemples. L’un des documents du Washington Post indique que « les agences de renseignement américaines sont également au courant de la planification interne du Service de renseignement militaire russe (GRU) ». Il décrit la planification par le GRU d’une campagne de propagande dans les pays africains pour compromettre des dirigeants qui soutiennent l’aide à l’Ukraine et pour discréditer les États-Unis et la France, en particulier.
« La campagne russe, note le rapport, tentera de diffuser des histoires dans les médias africains, y compris celles qui essayeront de discréditer l’Ukraine et son président, Volodymyr Zelensky », indique le texte.
Cependant, on savait déjà que la Fédération de Russie intensifiait sa campagne de propagande en Afrique. Par exemple, The Ukrainian Week en a parlé fin février :
« Le chercheur Maxime Audinet suggère que la rédaction française de RT pourrait se réorienter vers l’Afrique francophone, où Moscou recrute activement des alliés avec l’aide du PMC Wagner et de l’argent. Au printemps (de 2022), quand RT a connu les premières restrictions, une partie de l’équipe parisienne avait déjà déménagé sur le territoire du Continent noir, où vivent actuellement plus de la moitié des 274 millions de francophones dans le monde. »
On pourrait écrire quelque chose de similaire à propos d’autres histoires tirées des documents divulgués. L’armée ukrainienne dispose-t-elle de forces et de moyens insuffisants ? Les responsables l’affirment ouvertement. Les États-Unis espionnent-ils d’autres pays ? Il serait surprenant d’apprendre le contraire. Le Pentagone analyse-t-il différents scénarios pour l’évolution de la guerre ? C’est leur travail.
Au moment de la rédaction de cet article, l’intégralité de la fuite, comme nous l’avons déjà mentionné, est toujours inconnue. Pour l’instant, la nouvelle la plus importante est l’existence de la fuite, et non son contenu. Il est possible que l’arrestation de Jack Teixeira, qui est interrogé actuellement par des enquêteurs américaines, permette d’avoir plus des éléments sur ce scandale du siècle.