Bernard-Henri Lévy, philosophe, cinéaste, écrivain français s’est entretenu avec Tyzhden.fr au sujet de la perspective de guerre en Ukraine et l’avenir de la politique mondiale.
– En 2015, je vous ai entendu dire, durant une conférence à SiencesPo : les Ukrainiens sont un peuple qui cherche à devenir une meilleure version d’eux-mêmes. La situation n’est pas exacte mais le sens y est. Pensez-vous la même chose des Ukrainiens aujourd’hui ?
– Je me souviens bien de cet événement à Sciences Po. J’y parlais surtout de la falsification mémorielle opérée par les Russes, de leur manipulation de l’Histoire, de leur façon de confisquer à leur seul profit, par exemple, la victoire sur les nazis en 1945. Et je ne me souviens pas trop de la citation que vous évoquez. Ce que j’ai probablement voulu dire c’est ceci. Il y a des peuples que l’épreuve abaisse et d’autres que l’épreuve grandit. Le peuple ukrainien appartient à la seconde catégorie. Je le pensais déjà en 2015. Je le pense, ô combien, aujourd’hui ! L’Ukraine est un modèle de résistance et de courage.
– Vous avez pu vous rendre sur la ligne de front, pour voir notamment en action la brigade Anne de Kyiv, qui a été formée par des militaires français. Quels sont vos observations, vos conclusions au sujet de cette formation ?
– Ma principale conclusion c’est qu’on s’est tous fait avoir, une fois de plus, par la désinformation. Qu’il y ait eu des problèmes au début, c’est sans doute vrai. Le principal de ces problèmes étant qu’on était en pleine offensive russe et qu’il fallait envoyer des hommes un peu partout sur le front. Mais elle a été reprise en mains par un grand commandant, Taras Maksimov. Celui-ci l’a reconstituée. Remise d’équerre. Il dispose avec maestria de ses dix canons Caesar. Les combats sont rudes. Mais le moral est au beau fixe. Et c’est elle, la brigade Anne de Kyiv, qui opère dans la zone la plus difficile du secteur de Pokrovsk. Elle le fait avec professionnalisme, sang-froid et un immense courage. La France et l’Ukraine peuvent être fières de cette brigade.
– Vous avez pu vous rendre à Soumy également, et vous dîtes que la ville est la capitale « de la douleur et de la résistance », est-ce que cela pourrait être aussi une description du moral des soldats ukrainiens engagés sur cette ligne de front ?
– Oui. Douleur et résistance, ce sont les mots. Mais la résistance, chez les soldats, l’emporte tout de même sur la douleur. Comme à Pokrovsk, ils tiennent la ligne. Ils ne cèdent pas un pouce de terrain. Et ils défendent la ville de Soumy qui, du coup, connaît une vie presque normale. Tout cela sous des bombardements incessants, sous un ciel qui, les jours de beau temps, est noir de drones et dans des conditions très difficiles.
– Vous avez été décoré par le Général Syrskyi de la médaille de « l’assistance aux Militaires ». Qu’avez-vous ressenti en tant qu’écrivain ?
– En principe, je n’aime pas les honneurs. Ni les décorations. Mais cette décoration-là, venant de cet homme-là, c’est-à-dire du chef de la meilleure et de la plus vaillante armée d’Europe, m’a bouleversé au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Ce fut d’ailleurs une surprise. Ce sont mes amis Serge Osipenko et Bogdan Gervazyuk, mes compagnons d’aventure sur tous mes tournages ukrainiens, qui avaient organisé la rencontre. Je pensais juste que je venais interviewer le Général Syrsky pour qui j’ai, depuis que je le connais, une très vive admiration. Et voilà. Surprise ! Des prix littéraires, des doctorats honoris causa, des honneurs académiques, j’en ai eu ! Mais une médaille reconnaissant l’assistance que j’ai peut-être apportée, par mes films, à la résistance ukrainienne, ça c’est le plus bel hommage que l’on pouvait me rendre !
– Pourquoi le monde n’était pas prêt, ni à la guerre totale que la Russie mène contre l’Ukraine, ni au rapprochement entre la Russie et les États-Unis, avec le retour de Trump au pouvoir ? Les politologues spécialisés en question russes et américaines, n’ont-ils pas fait assez bien leur travail, durant les décennies ?
– J’ai, pour ce qui me concerne, alerté depuis le début sur l’immense risque que représentait pour l’Ukraine le retour de Trump. Cela dit, je reconnais que c’était difficilement croyable… La plus grande démocratie du monde, garante de l’ordre international sorti de la seconde guerre mondiale, venant s’allier avec Poutine, c’est-à-dire avec l’homme qui renoue avec le nazisme et veut en finir avec l’ordre international libéral, il faut admettre que ce n’était pas dans l’ordre des choses, donc pas très prévisible… C’est une vraie rupture politique. Un événement, avec une majuscule. Un retournement de l’Histoire. Tout cela, en conséquence, n’était pas très facile à prévoir.
– Est-ce que, à votre avis, l’Ukraine peut toujours gagner la guerre ? Y’a-t-il des conditions ?
– Oui, elle le peut toujours. Je connais le terrain et je n’ai pas changé d’avis, je pense qu’elle le peut toujours. Mais il y a à cela, bien sûr, deux conditions. Que l’Europe accroisse son aide militaire et accepte de compléter les forces que produit, désormais, l’Ukraine elle-même. Et que les Etats-Unis, même s’ils se retirent des négociations sur le cessez-le-feu, ne coupent pas la transmission du renseignement. Cela est possible. On peut imaginer un Trump disant : « j’ai fait tout ce que j’ai pu, j’ai essayé de négocier un accord, mais c’est impossible – alors, je me retire mais sans m’opposer à ce que le Congrès, s’il le veut, continue de voter des paquets d’aide militaire ».
– L’OTAN a-t-elle un avenir si les Américains la quittent ?
– Ce ne sera plus l’OTAN. Ce sera autre chose. Avec un autre leadership. D’autres sources de financement. Mais il faudra bien qu’un autre Traité apparaisse. Sinon, le plan déroulé par le vice président J. D. Vance à Munich se réalisera : l’Europe se soumettra ; elle commencera par se doter de leaders qui, à la manière de Orban ou Meloni, sont prêts à se ranger derrière Poutine, ou Trump, ou les deux – et puis elle se couchera.
– L’Europe serait-elle capable de se défendre, militairement, en cas d’une nouvelle agression russe, par exemple, contre les pays Baltes ? Le président estonien évoque une telle éventualité.
– Je ne sais pas. Je l’espère. Le problème c’est que n’est pas Churchill qui veut et que l’héroïsme n’est pas forcément contagieux. L’Europe a un personnage churchillien : c’est le président Zelensky. Mais Zelensky a-t-il vraiment fait école ? Y a-t-il, sur le vieux continent, tant de personnages comme lui : hors normes, habités par une Idée et par un sens de la grandeur ? Je ne sais vraiment pas. C’est l’événement qui décide. C’est quand l’événement est là que les héros se révèlent ou non. On verra bien.
– Faut-il confisquer les avoirs russes gelés ?
– Je le pense, oui. D’abord parce que ce serait juste. Mais aussi parce que ce serait une manière efficace de soutenir l’effort de guerre auquel nous contraint l’impérialisme russe.
– Pourquoi l’Occident a si peur de l’effondrement de la Russie ?
– Parce que Poutine nous a intoxiqués. Il nous a vendu sa fable d’une Russie qui, en s’effondrant, de diviserait et, en se divisant, créerait un chaos mondial sans précédent. Avec, en toile de fond, le spectre d’une dispersion des arsenaux nucléaires hérités de l’ancienne URSS et qui, soit dit en passant, appartenaient à toutes ses républiques constitutives de l’URSS, c’est-à-dire à l’Ukraine non moins qu’à la Russie. La vérité c’est que le chaos est déjà là. Le chantage nucléaire est déjà à son maximum. Et on ne voit pas ce qu’un éclatement de la Fédération de Russie apporterait de pire. Zelensky ne cesse d’expliquer cela à ses partenaires et alliés. Certains, comme Macron, l’entendent. Mais les autres ?
– Qu’est-ce qu’il faut comprendre quand Emmanuel Macron déclare : « La Russie ne doit pas gagner cette guerre » ?
– Il veut dire que ce serait une défaite terrible. Pour l’Ukraine bien sûr. Mais, au-delà, pour le monde libre en général et l’Europe en particulier. Comme dit l’intellectuel français Nicolas Tenzer dans son dernier livre, cette guerre est notre guerre.
– La défaite de la Russie, vous la voyez comment ?
– Je sais que nous ne sommes pas nombreux à raisonner ainsi. Mais je ne crois pas qu’il y ait de solution politique à cette guerre. Je ne vois pas quel accord « négocié » l’Ukraine, et l’Europe, pourraient accepter. Il ne reste, dès lors, qu’une issue. L’épuisement militaire de la Russie. Son incapacité grandissante à livrer bataille sans, par exemple, des mercenaires nord-coréens. Autrement dit, une capitulation. Et, comme souvent après une capitulation, un changement de régime. On n’en était pas très loin, il y a presque trois ans, quand Prigogine, le patron de Wagner, marchait sur Moscou. Patience : l’Histoire a plus d’imagination que les hommes.