2014, l’année où la guerre a commencé

Guerre
3 mars 2023, 10:06

Nous avons choisi de ne pas écrire sur les “365 jours de résistance héroïque” de l’Ukraine car la guerre russo-ukrainienne n’a pas commencé il y a un an, mais bien plus tôt – le 20 février 2014, lorsque les “petits hommes verts” ont débarqué en Crimée. Encore que cette date soit une convention globalement admise. En fait, la guerre a commencé tôt dans la nuit du 30 novembre 2013, lorsque les forces de sécurité de Ianoukovytch, alors Président de l’Ukraine, ont tenté de disperser le Maïdan.

Oui, il y a bien une relation causale directe entre la Révolution de la Dignité (nom donné aux manifestations ayant eu lieu sur la place du Maïdan – ndlr) et la guerre. C’est à ce moment-là que la société ukrainienne a déjoué le scénario d’une prise de contrôle douce de l’Ukraine par l’empire, grâce à l’instauration d’une dictature fantoche pro-russe, dirigée par le Parti des régions. Moscou avait été irrité par l’échec de la “transition” post-Koutchma (président de l’Ukraine de 1994 à 2004) en 2004, mais la faiblesse de ceux qui étaient arrivés au pouvoir dans le sillage de la révolution Orange laissaient espérer une revanche rapide. Et cette revanche s’est véritablement concrétisée en 2010-2012. Ensuite, tout devait se dérouler ainsi : les chefs du Parti des régions devaient conduire l’Ukraine sur la voie prise par la Biélorussie, et qui, très probablement, se terminerait par l’adhésion d’abord à l’Union douanière, puis à l’État de l’Union.

Cependant, Ianoukovytch a échoué dans sa tâche, et Moscou a lancé le plan B, en pariant sur la destruction de l’État ukrainien pour ensuite s’emparer des restes du pays. Ainsi, l’annexion de la Crimée ne peut être considérée indépendamment des tentatives d’organiser une rébellion séparatiste dans les régions du sud-est (et autres). L’exemple de la Crimée était censé démontrer l’incapacité du gouvernement central et inspirer les rebelles dans d’autres régions. Moscou s’attendait à ce que l’État ukrainien échoue et s’effondre, après quoi la Fédération de Russie aurait été en mesure d’introduire des “gardiens de la paix” et d’établir un gouvernement “légitime”. Mais quand ce plan n’a pas fonctionné non plus, il a alors fallu inventer d’urgence un conte de fées sur la “Crimée sacrée” et le “peuple du Donbas” par lesquels tout aurait commencé.

Le calme relatif qui s’est installé après 2015 sur la ligne de front a trompé beaucoup de gens – dans le monde et même en Ukraine. L’espoir que tout pourrait en quelque sorte être “négocié”, qu’un “compromis” pourrait être trouvé persistait. Cependant, comme le montre toute l’histoire des relations ukraino-russes, il n’y a jamais eu de place pour le compromis. C’est la Finlande, libérée des griffes de l’Empire russe, qui a finalement pu « se trouver un entre-deux » en adoptant la stratégie humiliante de la « finlandisation ». Mais en ce qui concerne les Ukrainiens, contrairement aux Finlandais, la Russie a toujours eu un plan différent – absorption totale et effacement complet de l’identité. Si les Finlandais étaient simplement forcés par l’empire d’être loyaux, le peuple Ukrainien quant à lui était forcé de renoncer à sa propre identité, langue, culture et mémoire afin de devenir finalement “des Russes ordinaires.”

L’empire pourrait-il abandonner ce plan, laisser tranquille l’Ukraine indépendante ? Non. Et le problème ne réside pas dans la vision du monde de Poutine et des élites russes. Il ne s’agit même pas du fait que la “grandeur de l’État” est une drogue puissante qui permet de maintenir les masses dans le rang. La structure interne de l’empire – qui remonte à l’époque de la principauté de Moscou – exige une expansion constante vers l’extérieur. Ce n’est pas une question d’idéologie, mais d’économie. C’est l’Ukraine qui est la ressource clé dont l’empire a besoin pour prolonger son existence. Le duel entre deux totalitarismes – celui d’Hitler et celui de Staline – était aussi une compétition pour la possession de l’Ukraine. En 1991, l’empire est entré dans sa phase posthume, zombie de son existence. L’URSS au moment de la guerre en Afghanistan était aussi un spectacle plutôt pathétique, mais pour l’impérialisme russe moderne même ceci, ce n’est plus un niveau atteignable. Cependant, le temps pressait, et Moscou a finalement fait le grand saut, en jetant ses dernières forces dans la conquête de l’Ukraine. Et oui, c’était un geste de désespoir, le dernier saut du chacal.

Aujourd’hui, il est déjà clair que Moscou approche de la défaite. La seule question est de savoir comment cela se passera exactement. Le mieux serait un effondrement et d’une désintégration rapides, le pire serait une décomposition et une dégradation qui s’éterniseraient pendant des années voire des décennies. Mais, en regardant vers l’avenir, il est important de ne pas perdre de vue les priorités du présent. Nous parlons, bien sûr, de la ligne de front. De plus, il n’y a qu’un seul front en Ukraine. La lutte contre la corruption, la sauvegarde de l’économie, les réformes, l’éducation et la culture ne sont pas des fronts, mais des sphères d’activité.

Après 2014, nous avons appris à quelle vitesse la société pouvait progressivement oublier la guerre. Il semblerait qu’après le début de l’invasion à grande échelle, tout ait changé. Cependant, nous avons récemment acquis la conviction qu’une certaine partie de la société est déjà prête à passer à l’habituel feuilleton politique, dont l’intrigue principale est de savoir si et quand le personnage suivant sera “mis à terre.” Il est assez clair d’où vient le désir d’une telle évasion du réel. Cependant, le déploiement d’une lutte politique à l’arrière est la dernière chose dont une armée combattante a besoin maintenant. Cela, bien sûr, ne signifie pas qu’il n’est pas nécessaire de dénoncer les fonctionnaires corrompus ou de procéder à des réformes. Mais cela peut se faire de différentes manières. La lutte politique spectaculaire est un divertissement pour les temps paisibles. Les temps actuels exigent d’éviter toute gesticulation inutile et de distinguer l’important de l’insignifiant.

Aujourd’hui, comme dans la nuit du 30 novembre, notre priorité absolue est le combat, qui exige de nous tous une concentration et un effort maximum.