Pourquoi le CIO souhaite la participation des athlètes russes et biélorusses aux JO de 2024?
Depuis quelques semaines, le monde du sport est dans un état d’agitation qui n’a rien à voir avec la compétition. C’est une réunion de la commission exécutive du Comité international olympique (CIO) qui a mis le feu aux poudres, en tentant de réviser les recommandations visant à exclure les Russes et les Biélorusses des Jeux olympiques. Lors de cette réunion, pour la première fois depuis le début de la guerre totale en Ukraine, la question du retour des athlètes des pays agresseurs au sein de la famille olympique dans sous un statut neutre a été discutée. La forte indignation des autorités officielles du sport et de l’État en Ukraine, avertissant d’un possible boycott de la compétition dans le cas d’une réintégration des Russes et des Biélorusses, soutenue en cela par 35 pays, non seulement n’a pas fait reculer les dirigeants du CIO, mais a aussi généré une rhétorique des menaces cachées. Démontrant une fois de plus à quel point le sommet du sport mondial est suspendu à l’hameçon russe.
Il existe un précédent similaire. En 1936, le CIO a autorisé la tenue simultanée de deux Jeux olympiques dans l’Allemagne hitlérienne – les Jeux olympiques d’hiver à Garmisch-Partenkirchen et les Jeux olympiques d’été à Berlin. Et cela malgré la menace de nombreux pays, menés par les États-Unis, de boycotter les jeux en raison de la répression et de la discrimination de masse contre la population juive. La visite officielle de l’Allemagne nazie par le légendaire fondateur du mouvement olympique moderne, puis président d’honneur du CIO, le baron Pierre de Coubertin, fut apparemment décisive. Après avoir visité l’Allemagne, le Français était dans une telle extase qu’il a s’est même laissé aller, sur les ondes de la radio allemande, à appeler Hitler « l’un des meilleurs esprits créatifs de notre époque. » Plus tard, pendant la compétition elle-même, les athlètes n’ont pas hésité à saluer avec ferveur Hitler, le président du CIO, le comte Henri de Bayeux-Latour, et le susdit baron de Coubertin. Ce dernier prononçant même l’inoubliable « Ô sport, tu es la paix ! »
Photo: berlin36 Légende: La rue Unter den Linden à Berlin, décorée de drapeaux nazis et olympiques en l’honneur des Jeux olympiques de 1936. D’après les archives de la Süddeutsche Zeitung.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui fut la plus sanglante de l’histoire de l’humanité, le Comité international olympique avait reconnu ses erreurs et s’était repenti de sa politique des années 1930. Depuis lors, il n’avait cessé de promouvoir la paix et le respect mutuel. Sur la même période, l’histoire de l’olympisme au XXe siècle a connu deux cas de boycott. Les athlètes de 65 pays, dont les États-Unis, le Canada, la Corée du Sud, le Japon, l’Allemagne de l’Ouest et même la Chine, ne se sont pas rendus aux Jeux d’été de 1980 à Moscou pour protester contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Quatorze autres pays ont participé aux cérémonies d’ouverture et de clôture sous le drapeau olympique plutôt que sous leur drapeau national. Quatre ans plus tard, l’URSS, ainsi que 13 autres pays du camp socialiste, de même que l’Albanie, l’Iran et la Libye, boycottaient les Jeux olympiques de Los Angeles.
Hormis ces deux exemples, le mouvement olympique s’est généralement tenu à l’écart des grands événements politiques et militaires. Jusqu’au début du XXIe siècle, qui a coïncidé avec le début de l’ère Poutine et sa perception pervertie, mais inhérente à tous les régimes totalitaires, du sport comme l’un des éléments clés de la propagande agressive de l’État. En fait, les athlètes de Poutine constituent une caste spéciale qui bénéficie de conditions de vie et d’entraînement des plus confortables.
Photo: Gess_baron_hitlya Légende: De gauche à droite : le Vice-Führer Rudolf Hess, le président du CIO Henri de Bayeux-Latour, le Führer Adolf Hitler lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de 1936 à Garmisch-Partenkirchen… Photo : Wikipedia
Pour cette générosité, le système exige une loyauté sans faille à son égard et envers son dirigeant. Mais surtout, Poutine et les oligarques qu’il contrôle n’ont pas regardé à la dépense pour préparer le terrain à des victoires très médiatisées en influençant les principales organisations sportives. Certaines d’entre elles ont même été ou sont encore gérées par des Russes : La Fédération internationale d’escrime était dirigée par Alisher Usmanov, et la Fédération internationale des échecs par Kirsan Ilyumzhinov, remplacé depuis par Arkady Dvorkovich.
Depuis des années, la Russie exerce également une influence considérable sur les fédérations internationales de gymnastique, de lutte, de judo, de boxe et de hockey. Les informations parues tout récemment dans les médias étrangers sont très révélatrices : le Suisse René Fasel, ancien président de la Fédération internationale de hockey sur glace (IIHF), âgé de 73 ans, a obtenu la citoyenneté russe. Il est devenu le principal propriétaire d’Alma Holding LLC. Selon le registre d’État unifié des entités juridiques de Russie, l’ancien dirigeant de l’IIHF a acquis la semaine dernière une participation de 54 % dans une société russe qui cultive des pommes dans la région de Krasnodar. Les 46 % restants sont la propriété de Volga Group Agro (selon le NAPC ukrainien, le propriétaire est l’oligarque russe Gennadiy Timchenko – Ndlr).
Depuis plus d’une décennie, l’entreprise publique russe Gazprom est le sponsor général de la Ligue des champions et l’un des principaux donateurs financiers de la FIFA et de l’UEFA. Faut-il s’étonner que la Russie, malgré son agression contre la Géorgie en 2008, l’Ukraine depuis 2014 et la Syrie en 2015-2016, ait obtenu le droit d’accueillir la Coupe du monde ?
En 2013, l’Allemand Thomas Bach, champion olympique d’escrime de Munich en 1972, a pris la présidence du CIO. Les Jeux de Sotchi de 2014, qui sont devenus la plus grande farce de l’histoire du mouvement olympique, ont eu lieu sous sa direction. Une fraude au dopage à grande échelle, soutenue par l’État, a entraîné une déformation tout à fait extraordinaire, puis une révision des résultats sportifs. L’Agence mondiale antidopage (AMA) a commandé un rapport indépendant à Richard McLaren, qui a confirmé les accusations selon lesquelles les autorités russes avaient discrètement échangé des échantillons d’urine testés positifs aux substances améliorant les performances. Le rapport a conclu que le programme a fonctionné « au moins de fin 2011 à août 2015 » et a couvert 643 échantillons positifs dans des sports olympiques et non olympiques. À la suite de Sotchi 2014, 43 athlètes russes ont été disqualifiés pour dopage, et le pays hôte a été privé de 13 médailles.
Photo: Thomas Bach, président du CIO, et Vladimir Poutine, président russe, lors des Jeux olympiques de Sotchi 2014 Photo: Reuters
Il est logique qu’en réponse à un tel arbitraire, l’AMA ait recommandé au CIO de ne pas autoriser les Russes à participer aux Jeux olympiques de 2016 à Rio de Janeiro. Cependant, les services de Thomas Bach ont ignoré cette recommandation. Au total, 282 athlètes russes ont pris part aux Jeux sous le drapeau russe. Seule la Fédération internationale d’athlétisme a fait preuve d’une position de principe, qui a suspendu la participation de l’équipe russe aux JO, permettant à plusieurs athlètes de participer sous statut neutre. Le scandale ne s’est pas arrêté là, et les enquêtes ultérieures sur le dopage ont révélé de nouveaux exemples du mépris flagrant des Russes pour les principes du fair-play. Toutefois, ces faits n’ont pas poussé le CIO à suspendre complètement les contrevenants de leur participation aux Jeux olympiques.
Aux Jeux d’hiver de 2018 à Pyongchang, en Corée, aux Jeux olympiques d’été de 2021 à Tokyo et aux Jeux d’hiver de 2022 à Pékin, la Russie a participé aux compétitions en statut neutre, sans avoir le droit d’utiliser son propre drapeau et son hymne. Ce statut est devenu tellement banal pour les Moscovites qu’ils s’en sont en quelque sorte accommodés.
Les victoires ont été célébrées à grande échelle, avec la participation de Poutine. Une telle célébration a eu lieu le 18 mars 2022, en l’honneur des champions et des médaillés des Jeux d’hiver de Pékin. Moins d’un mois après le début de la guerre totale en Ukraine, cette bacchanale a rassemblé au stade Loujniki 95 000 personnes. Les « athlètes olympiques neutres » sont apparus dans l’arène derrière Poutine, vêtus de vestes portant le symbole Z sur la poitrine. La « pseudo neutralité » a été contredite par le soutien ouvert à la soi-disant «l’opération spéciale» lors de compétitions russes de différents niveaux, et ce, dans de nombreuses disciplines sportives.
Photo: Luzhniki Caption: Des athlètes russes lors d’un événement de propagande en faveur de la guerre de la Russie en Ukraine, moins d’un mois après les Jeux olympiques de Pékin 2022.
Le sport russe manifeste son engagement politique régulièrement. Dans ce contexte, un an après le début de la guerre totale, les tentatives du CIO de blanchir les athlètes russes tiennent presque du blasphème et relèvent du plus haut degré de cynisme. Dans sa déclaration, le Comité international olympique note que « les droits de tous les athlètes à ne pas être discriminés doivent être respectés. » Dans ce cas, les athlètes ukrainiens qui ne peuvent pas se préparer et concourir à cause de la guerre, qui ont perdu leur maison, leurs parents et leurs amis, ne sont-ils pas discriminés ? Au total, le nombre d’athlètes, d’entraîneurs et d’officiels ukrainiens tués pendant la guerre s’élève à plusieurs centaines. Des milliers de sportifs ukrainiens servent dans les forces armées. En raison du bombardement systématique et quotidien des infrastructures civiles, plusieurs centaines de structures sportives où les athlètes ukrainiens s’entraînaient et concouraient ont été endommagées.
Photo: Légende: Le joueur de tennis et soldat Serhiy Stakhovsky devant le gymnase détruit d’une école de Bakhmout.
En réponse à la déclaration du CIO, 35 pays se sont opposés au retour des Russes et des Biélorusses dans la famille olympique, même en tant qu’athlètes neutres. Thomas Bach a réagi spécifiquement à cette proposition. Il a fait référence aux déclarations de deux « experts spéciaux de l’ONU » qui ont conclu que «l’exclusion des athlètes russes et biélorusses uniquement en raison de leur passeport est une violation des droits de l’homme.»
Le 24 janvier, la communauté sportive ukrainienne a été choquée par la mort de deux membres du monde de l’escalade – le vice-président de la Fédération nationale Oleksandr Zakolodny et l’athlète Grigoriy Grigoriev. Ils sont tombés dans la bataille de Soledar dans la région de Donetsk. Tous deux étaient âgés de 35 ans. Margarita Zakharova, fille de Zakolodny, est une grimpeuse et candidate aux Jeux olympiques de Paris 2024. Sera-t-il juste pour Marguerite et d’autres athlètes ukrainiens de concourir aux côtés des représentants du pays agresseur, le pays qui a tué leurs proches ? La question est rhétorique.
Cependant, l’imprécision dans sa formulation de la proposition du CIO, qui pourrait ouvrir la porte au retour des athlètes russes aux Jeux olympiques dans un statut neutre, saute aux yeux, même si nous faisons abstraction des aspects moraux. La déclaration du CIO indique expressément que seuls les athlètes qui « soutiennent pleinement la Charte olympique » pourront concourir. Ce sont ceux qui « ne soutiennent pas la guerre en Ukraine et ne s’opposent pas à la mission de maintien de la paix du CIO, et qui respectent le code antidopage. »
Presque immédiatement, cette règle a été commentée par la première vice-présidente de la Fédération russe d’athlétisme, Irina Privalova : «Un athlète et tout citoyen russe qui ne soutient pas la décision du Président ne devrait pas représenter son état. Je pense que ceux qui ne soutiennent pas l’opération spéciale militaire ont déjà quitté le pays. Et ceux qui restent la soutiennent.»
Les réfugiés sportifs et politiques biélorusses font le même constat.
« Les athlètes et les entraîneurs qui représentent aujourd’hui l’équipe nationale biélorusse ont été choisis pour des raisons politiques, pas pour des raisons sportives, déclare l’athlète Kriszcina Tsimanouska dans une interview à la Deutsche Welle. Cela viole les principes de l’Olympisme et les droits des athlètes comme moi. Il semble que nous n’ayons aucun droit. »
Kriszcina Tsimanouska n’a pas caché son opposition lors des manifestations contre le régime de Loukachenko à l’été 2021 et a été persécutée lors des Jeux olympiques de Tokyo. Pourtant, le CIO est resté sans réaction face aux agissements du régime de Lukashenko. « Je veux juste que le Comité international olympique entende nos voix, les voix des athlètes qui ont fait face à la répression. Je veux qu’ils entendent nos voix et qu’ils rétablissent d’une manière ou d’une autre nos droits, » déclare Tsimanouskaya.
La guerre actuelle fait tomber les masques et montre clairement ce qui se cachait réellement derrière les coïncidences et les suppositions en temps de paix.