Richard Herzinger chroniqueur politique, Berlin

Sous-estimer les ennemis est une menace pour la démocratie

Politique
27 janvier 2023, 15:55

Lorsque la justice allemande a arrêté il y a quelques semaines un groupe armé planifiant un coup d’État contre le système démocratique de la République fédérale, l’opinion publique a d’abord été choquée. Après tout, la police a démontré l’ effrayante préparation à la violence de cette organisation clandestine d’extrême droite.

Mais des voix se sont rapidement élevées dans les médias pour ridiculiser le complot et ses conspirateurs. Certains observateurs, pour la plupart issus du camp conservateur, ont même laissé entendre que le gouvernement aurait artificiellement « exagéré » le danger que représente ce groupe pour détourner l’attention de menaces plus graves, comme les militants pour le climat ou les islamistes.

L’apparence des saboteurs est en effet un sujet de moquerie. Leur chef, un aristocrate de 73 ans, entrepreneur immobilier nommé Heinrich XIII Prince Reuss, voulait restaurer une forme de gouvernement aristocratique en lieu et place de la démocratie et se proclamer nouveau chef de l’État. Il a recruté ses complices parmi les « citoyens du Reich », ce conglomérat confus de marginaux sociaux d’extrême-droite et d’irrationalistes ésotériques estimant la République fédérale comme illégitime et se considérant comme des citoyens du Reich allemand, qui a cessé d’exister en 1945.

Bien sûr, un tel groupe n’aurait pu mettre à bas le système constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne par un coup d’État. Mais ni le petit nombre de ses membres ni l’absurdité des idées et des objectifs affichés ne doivent conduire à en sous-estimer la menace. Ils prévoyaient de lancer un coup d’État en s’emparant du Bundestag allemand par les armes. On peut supposer que, dans cette hypothèse, des membres du gouvernement et du parlement auraient été arrêtés et maltraités, sinon tués. La similitude de ce plan avec la prise du Capitole à Washington le 6 janvier 2021, il y a presque deux ans jour pour jour, et la récente destruction du parlement brésilien par une foule de partisans de l’ex-président Bolsonaro, défait aux élections, est évidente. Il révèle le schéma global des actions des militants ennemis de la démocratie et montre que les apprentis putschistes allemands ne sont en aucun cas une curiosité isolée. Les liens qu’ils ont apparemment entretenus avec la Russie en sont une preuve supplémentaire.

Outre le fait que la cellule de putschistes démantelée n’est qu’une petite partie d’un environnement beaucoup plus vaste de « Reichsburgers » prêts à la violence, cette histoire n’est pas sans rappeler de nombreux exemples du désastre que peuvent provoquer des groupes apparemment marginaux s’ils ne sont pas pris suffisamment au sérieux en raison de leur faiblesse apparente et de leur statut d’outsider programmatique.

Lorsqu’Adolf Hitler subit une défaite ignominieuse avec son coup d’État dilettante à Munich en 1923, la plupart de ses contemporains le considéraient comme un « clown » ayant épuisé ses ressources. Son parti n’était alors qu’une petite secte douteuse, dont la folie idéologique suscitait la méfiance même chez les plus ardents anti-démocrates d’extrême droite. En Italie, Benito Mussolini a commencé son ascension météorique au pouvoir en tant que solitaire sans affiliation politique. Après la fin de la Première Guerre mondiale, il prend la tête d’un groupe d’anciens soldats du front, pleins de haine pour la vie civile « décadente » dans laquelle ils ne trouvent plus de place. Mussolini leur a inventé une idéologie qui a alimenté leur soif de violence excessive et leur a permis de terroriser la société italienne jusqu’à ce qu’il obtienne une autocratie totale.

Les bolcheviks pendant la révolution de février en Russie étaient également un groupe marginal relativement insignifiant. On raconte qu’un haut fonctionnaire du gouvernement autrichien a rejeté les rapports sur la deuxième révolution imminente, plus radicale, en 1917 en Russie, avec la remarque méprisante : « Qui devrait faire cette révolution ? Peut-être M. Trotsky depuis le café « Central » ? ». Léon Trotsky, un des organisateurs de la Révolution d’Octobre et le fondateur de l’Armée rouge, a vécu en exil à Vienne jusqu’en 1914 et a passé beaucoup de temps dans ce café. C’est pourquoi ses théories révolutionnaires ont été rejetées comme des fantasmes de bohème politisée.

Même après leur arrivée au pouvoir, les bolcheviks ne se sont ancrés que dans une minorité de la société russe. Lors des élections à l’Assemblée constituante, les bolcheviks ont remporté moins d’un quart des sièges. Et puis ils ont brutalement dispersé le premier parlement russe librement élu et ont établi leur dictature totalitaire.

Al-Qaïda, lorsqu’elle a planifié les attentats terroristes du 11 septembre 2001, n’était composée que d’un petit cercle de partisans du mégalomane Oussama ben Laden. Leurs espoirs que la terreur conduirait à l’effondrement des États-Unis et ouvriraient ainsi la voie à la domination mondiale de l’islam étaient totalement irréalistes et démontraient leur perception d’une réalité déformée par des délires apocalyptiques. Mais poussés par cette folie, des gens ont réussi à commettre des actes de terrorisme d’une ampleur sans précédent qui ont coûté la vie à des milliers de personnes et secoué l’ordre international.

Plus la vision du monde des extrémistes est folle, plus ils sont prêts à commettre des actes d’une violence démesurée. Par conséquent, lors de l’évaluation des terroristes extrémistes potentiels, il ne faut pas tenir compte des forces réelles dont ils disposent à l’instant, pour renverser le gouvernement. Peu importe à quel point leurs plans sont absurdes, il est prudent de supposer qu’à la fin ils feront exactement ce qu’ils disent. Dès les premiers signes indiquant leur intention de passage à l’acte et de réalisation de leurs fantasmes violents, un État de droit démocratique doit utiliser toute la force de la loi contre eux. Rien ne menace plus l’existence des démocraties pluralistes que de sous-estimer leurs ennemis.