Richard Herzinger chroniqueur politique, Berlin

Qui minimise les crimes russes en Ukraine et pourquoi ? Le débat sur le génocide

Politique
24 avril 2023, 16:13

Dans le cas de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, s’agit-il d’une extermination avec pour objectif un génocide ? Dans les médias allemands et germanophones, des voix s’élèvent de plus en plus souvent ces dernières années pour le nier et le considérer comme exagéré.

Le slaviste Ulrich M. Schmid du Neue Zürcher Zeitung a récemment rendu hommage à l’historien américain Timothy Snyder pour son travail en soutien de l’Ukraine, mais a qualifié les estimations de Snyder de « souvent exagérées ». Il n’aime pas que Snyder qualifie le régime de Poutine de « schizo-fasciste », mettant l’invasion russe de l’Ukraine sur un pied d’égalité avec les atrocités du national-socialisme et du stalinisme.

« Avec sa guerre en Ukraine, Poutine ne répète pas les crimes de Staline et d’Hitler », estime Schmid. « Il joue plutôt avec des décors historiques et les combine en une idéologie terrible, qui se confond dans des contradictions absurdes. Nous voulons définitivement la paix, c’est pourquoi nous faisons la guerre. Nous luttons contre l’Occident et c’est pourquoi nous bombardons les villes ukrainiennes. Les Ukrainiens sont nos frères, c’est pourquoi nous les tuons. Cette logique folle est une caractéristique exceptionnelle de la dictature de Poutine ».

Mais ce que Schmid énumère n’est en aucun cas des « caractéristiques exclusives » du poutinisme. Les campagnes militaires d’Hitler et de Staline à une certaine époque étaient également justifiées par une logique incroyablement absurde. Les nazis présentaient la « juiverie mondiale » et les puissances occidentales prétendument sous son contrôle comme les véritables « fauteurs de guerre », tandis que l’Allemagne ne se battait que pour sauver la « race aryenne » de son extermination soi-disant inévitable. Staline a tué et déporté les élites polonaises et baltes sous prétexte de « libérer » ces pays du joug du capitalisme. Les conquêtes soviétiques en général ont toujours servi le prétendu objectif de sauver la « paix mondiale », menacée par l’  « impérialisme » occidental, tout en était aussi de mèche avec Hitler de 1939 à 1941.

Bien sûr, il serait trop simple de voir dans le poutinisme un simple fantôme du national-socialisme et/ou du stalinisme. Mais n’oublions pas les nombreuses similitudes entre la politique d’extermination menée par le régime russe et la politique des systèmes totalitaires du XXe siècle.

Shmid, estime toutefois que le Kremlin veut la colonisation, mais « pas l’extermination du peuple ukrainien ». En même temps, il ignore simplement toutes les preuves du contraire, telles que les déclarations répétées et ouvertes des principaux représentants du régime. Récemment, le principal prédicateur de la haine de Poutine, Dmitri Medvedev, dans une tirade génocidaire a qualifié les Ukrainiens de « parasites suceurs de sang » et leur pays de « sous-Ukraine », qui devraient disparaître au profit de la « Grande Russie ».

Le chroniqueur Constantin Zakkas, dans un quotidien de gauche, a affirmé récemment que les termes « génocide » et « guerre d’extermination » ne s’appliquent qu’aux cas impliquant la destruction physique de tout ou du moins de la majorité d’un peuple. Mais en effet, selon le droit international, le génocide caractérise l’intention « de détruire, directement ou indirectement, en tout ou partiellement, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel ».

Le nombre de personnes tuées n’est pas le critère décisif. Mais Zakkas ne considère pas que le « chiffre officiel relativement bas de 8 200 civils ukrainiens tués », annoncés par les Nations Unies en mars, est suffisant pour reconnaître l’existence du plan d’extermination systématique élaboré par la Russie. Cependant, il sous-estime le court laps de temps et l’espace limité dont les sbires de Poutine disposaient pour tuer les personnes répertoriées dans les données relatives aux victimes jusqu’à présent. Or, nous pouvons vérifier l’information uniquement sur les zones qui étaient occupées par les Russes que durant quelques semaines ou quelques mois. À quels chiffres serions-nous confrontés en cas d’occupation russe à long terme de toute l’Ukraine ?

Mais il ne suffit pas à l’auteur de dire que la Russie de Poutine n’a pas d’intentions génocidaires. Il s’abaisse à laisser entendre que les partisans de l’Ukraine, qui parlent de génocide russe, veulent se libérer de la culpabilité historique allemande avec le slogan : « Regardez, nous, les Allemands, ne sommes plus seuls, Poutine mène lui aussi une guerre d’extermination et commet un génocide ».

En fait, les voix pro-ukrainiennes en Allemagne appellent depuis longtemps que les Allemands réalisent enfin pleinement leur responsabilité historique dans les crimes nazis commis en Ukraine. Ceux qui veulent vraiment relativiser la culpabilité allemande ou la faire disparaître des mémoires, comme l’AfD d’extrême droite, se rangent, au contraire, du côté de l’agresseur russe.

Le fait que certains intellectuels allemands, malgré les terribles atrocités que commet la Russie en Ukraine, se préoccupent avant tout de préserver la pureté de leur système de catégories et, comme Zakkas, se plaignent du « glissement des concepts » qui « menace d’effacer des décennies de réévaluation minutieuse des crimes nazis » témoigne d’un manque effrayant d’empathie pour les victimes.

L’hypothèse sous-jacente est que le fait de définir les crimes de masse actuels comme des génocides pourrait remettre en question le caractère unique de l’Holocauste. Bien que le caractère unique de l’Holocauste réside précisément dans le fait que son ampleur dépasse tout autre génocide connu. L’extermination industrielle jusqu’à la dernière personne d’une « race » qualifiée d’ « inférieure » rend l’Holocauste sans précédent dans l’histoire.

Les relativistes sont en fait ceux qui, au nom du caractère unique de la culpabilité allemande, minimisent les crimes modernes contre l’humanité. Ce faisant, ils transforment le sens de l’étude d’un crime allemand spécial en son contraire. Après tout, l’impératif qui en découle devrait être de prévenir de nouveaux actes d’extermination avant qu’ils n’atteignent des proportions similaires, et non de les minimiser par réflexe en raison d’une peur erronée de la confusion.