Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Ce que Fareed Zakaria n’a pas compris

Politique
21 mars 2023, 13:44

Vous souvenez-vous du « plan de paix » pour l’Ukraine, proposé par Elon Musk, dans un tweet en octobre 2022

et comprenant les points suivants :

– L’Ukraine reste un état neutre ;

– La Crimée fait toujours partie de la Russie ;

– L’Ukraine garantit l’approvisionnement en eau de la péninsule;

– Dans les régions annexées, des référendums répétés (« élections ») sont organisés sous la supervision de l’ONU, et la Russie se retire si la population le souhaite.

« Il est très probable que cela se termine ainsi la seule question est de savoir combien de personnes mourront avant cela », a ajouté Musk. À l’époque, cela a été perçu comme une nouvelle déclaration excentrique d’un troll milliardaire, et tout a été rapidement oublié. En vain.

En fait, Musk n’est pas le premier ni le seul à promouvoir l’idée de « concessions » territoriales à l’agresseur au nom de la paix. Ainsi, en septembre 2022, le « Cato Institute », Think Tank américain, a publié un article intitulé « Laissez la Crimée tranquille » (Leave Crimea Alone).

Selon l’auteur de l’article, Doug Bandow, « En se défendant, Kyiv doit démontrer les valeurs démocratiques que l’Occident lui attribue. Cela implique de prêter attention aux anciens citoyens qui pourraient ne pas vouloir revenir dans son étreinte forcée ». Cette démagogie a ouvert la voie à l’affirmation selon laquelle le statut de la Crimée devrait être décidé par un nouveau référendum sous l’égide des Nations Unies Et il ne s’agit certainement pas de fondamentalisme libertaire. Dans ce contexte, le référendum n’est rien d’autre qu’un moyen de légitimer l’annexion.

Plus récemment, le 28 février 2023, la chronique de Fareed Zakaria est apparue sur le site de CNN. Le politologue américain estime « qu’aucun des deux camps n’est assez fort pour gagner la guerre et assez faible pour faire la paix ». Il considère qu’à court terme, les alliés devraient livrer à Kyiv « plus d’armes et d’argent », mais la perspective d’une victoire totale de l’Ukraine lui semble douteuse. Soulignant à quel point cette guerre est destructrice pour notre pays, Zakaria propose la solution suivante :

« Il est possible d’imaginer un cessez-le-feu et la restitution à l’Ukraine de tous les territoires saisis depuis février 2022. Ceux qui ont été saisis précédemment, comme la Crimée en 2014, seraient soumis à un arbitrage international, y compris des référendums locaux, organisés par des groupes internationaux, et non par le gouvernement russe. De plus, l’Ukraine recevrait des garanties de sécurité de la part de l’OTAN, mais cela ne s’appliquerait pas à ces territoires contestés. Ce compromis, en d’autres termes, la Crimée et certaines parties du Donbass en échange d’une adhésion de facto à l’OTAN et à l’UE, peut être vendu aux Ukrainiens parce qu’il leur permettra d’atteindre leur objectif de longue date – à savoir faire partie de l’Occident. Cela peut être acceptable pour la Russie car elle peut prétendre protéger certaines régions russophones de l’Ukraine ».

Ne nous attardons pas sur le fait que la société ukrainienne est désormais fortement opposée à toute concession à l’agresseur. Cependant, il convient de souligner que la discussion sur les concessions territoriales en échange de la paix atteint lentement un nouveau niveau. Le fait que le nom d’Elon Musk soit connu de tous, alors que celui de Fareed Zakaria ne l’est que d’un cercle assez étroit d’observateurs internationaux, ne doit pas induire en erreur. Zakaria est un « poids lourd » de la science politique américaine qui relaie la vision d’une certaine strate de l’establishment occidental.

Il est également important que Zakaria ne puisse être accusé de sympathiser avec Poutine – l’expert américain parle d’une position pro-ukrainienne. À tel point que, par décret présidentiel du 23 août 2022, il a été décoré de l’Ordre du mérite, troisième classe. Le problème est que de telles recettes pour « sauver » l’Ukraine peuvent difficilement être considérées comme salutaires.

A la veille de l’invasion russe, l’idée d’une « finlandisation » de l’Ukraine, c’est-à-dire l’abandon d’une partie de sa souveraineté en échange de la paix et la préservation de son statut d’État, a été activement débattue dans le monde. Après l’échec de la guerre éclair de Poutine et la démonstration par les forces armées ukrainiennes de leur capacité à reconquérir les territoires occupés, il est devenu plus difficile de « vendre » la « finlandisation » aux Ukrainiens. Aujourd’hui, une nouvelle proposition a vu le jour : préserver le statut d’État et la souveraineté en renonçant à une partie des territoires. Et pour éviter que cela ne ressemble à une banale concession à l’agresseur, une nouvelle variable est introduite dans la formule : un « référendum sous contrôle international ».

Pour certains milieux occidentaux, un référendum sur les territoires « contestés » de l’Ukraine serait une solution presque idéale qui légitimerait les saisies de la Russie, en conciliant le fait de l’annexion avec le droit international. Mais il s’agirait d’une erreur stratégique colossale – tellement évidente qu’il est gênant de l’écrire. Fareed Zakaria ne comprend-il pas que ce signal serait lu par tous les régimes agressifs du monde ?

Oui, il est probable qu’à un certain moment, l’Ukraine n’aura pas la force de libérer, par exemple, Donetsk. Nous croyons tous, bien sûr, que ce moment dramatique de notre histoire ne se produira pas. Cependant, si cela se produit, légitimer ce fait malheureux ne servira à rien. Est-il possible de croire que Moscou, après avoir reçu les « concessions », ne commencera pas à préparer la prochaine série d’« accaparement des terres » ? Sans doute, l’appartenance à l’OTAN peut nous donner certaines garanties de sécurité, mais l’Alliance a déjà montré qu’elle souhaitait éviter un affrontement direct avec la Russie

D’un point de vue purement théorique, un tel référendum peut être considéré comme un moyen de restituer nos territoires sans effusion de sang, mais dans la pratique, cela ne fonctionnera pas. Tout simplement parce que la terreur russe a poussé de nombreux habitants pro-ukrainiens à quitter les territoires occupés. Une autre grande partie de la population l’a quitté en raison de la proximité des lignes de front, des difficultés économiques, etc. Mais à leur place, comme en Crimée et territoire ukrainien temporairement occupé, un nombre indéterminé de Russes se sont installés. Leur avis sera-t-il également pris en compte? Et qui votera à Mariupol, Lyssytchansk, Bahmout? Le monopole d’information des propagandistes russes sera-t-il brisé? Il y a beaucoup de questions similaires et aucune d’entre elles n’a de réponse sensée – ni de la part de M. Zakaria, ni de personne d’autre.

Quoi qu’il en soit, cette tendance de la pensée politique occidentale doit être surveillée de près Pour qu’à un moment donné, nous ne soyons pas pris par surprise. Refuser des offres, c’est aussi tout un art !