Le diplomate Oleh Chamchour, ancien ambassadeur d’Ukraine aux États-Unis (2005-2010) et en France (2014-2020), s’est entretenu avec Tyzhden au sujet de la frappe américaine contre des sites nucléaires iraniens, de la rhétorique et de la cote de popularité du président américain, ainsi que de l’équilibre des forces dans le monde.
– Le directeur de la CIA a déclaré que les frappes américaines avaient « gravement endommagé » le programme nucléaire iranien, selon The New York Times. Dans quelle mesure l’intervention des États-Unis était-elle justifiée et quelles en sont les conséquences ?
– La question-clé pour évaluer la situation actuelle est de savoir dans quelle mesure le programme nucléaire iranien a été sérieusement compromis et dans quelle mesure on peut se fier aux déclarations du président américain concernant sa destruction totale, car il existe également des estimations plus modérées. Il faut reconnaître que cette question est désormais l’objet d’un jeu politique. Pour Donald Trump, il est extrêmement important que ses déclarations sur une « victoire totale » se confirment.
Si l’on parle de la frappe en soi, je pense que c’était la bonne décision, car l’Iran est un facteur de déstabilisation dans la région, a une influence négative sur la sécurité mondiale et soutient le terrorisme. Si les frappes américaines ont effectivement causé des dommages irréparables aux installations nucléaires iraniennes et fait reculer le programme nucléaire iranien de plusieurs années, on peut considérer que la mission était justifiée et réussie.
Dans le même temps, il faut être conscient que l’opération américaine pourrait inciter l’Iran à redoubler d’efforts pour se doter de son propre arsenal nucléaire. C’est l’avis de nombreux analystes, et il est tout à fait plausible. De manière générale, il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives. Il faut attendre l’évaluation finale des résultats des frappes aériennes et des tirs de missiles, voir comment la situation évoluera dans la région et en Iran même : le mouvement de protestation va-t-il s’intensifier ou, au contraire, la population va-t-elle se rallier au pouvoir en place ?
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— Il y a quelques jours, Donald Trump a annoncé la conclusion d’un cessez-le-feu complet et global entre Israël et l’Iran. Cependant, il a ensuite accusé les deux pays de l’avoir violé. Lors d’un entretien avec un journaliste au sommet de l’OTAN, Trump a comparé Israël et l’Iran à « des enfants qui se battent dans la cour de récréation ». Comment évaluez-vous le discours du président américain sur ces événements ?
J’ai déjà dit que pour Trump, il est très important que les frappes contre le programme nucléaire iranien soient efficaces. Il s’agit avant tout de considérations de politique intérieure, car une grande partie des partisans du président (mais pas seulement eux) sont mécontents que les États-Unis se soient immiscés dans le conflit israélo-iranien et aient pris parti pour l’un des belligérants. Cela pourrait conduire à un nouvel engagement à long terme des forces armées américaines au Proche et au Moyen-Orient, alors que Trump a mené sa campagne électorale en se présentant comme celui qui mettrait fin aux guerres dites « sans fin ».
Trump veut montrer aux citoyens américains et au monde entier qu’il met en œuvre le principe de « la paix par la force » emprunté à Ronald Reagan : une frappe contre les installations nucléaires iraniennes est considérée comme un moyen de contraindre l’Iran à la paix, à conclure un accord qui conduirait à un cessez-le-feu, mettrait fin aux ambitions nucléaires iraniennes et stabiliserait la situation dans la région selon le scénario des États-Unis.
Pour revenir à l’analogie mentionnée plus haut concernant la bagarre dans la cour d’école, il est évident que Trump veut une fois de plus montrer au monde entier, y compris à Israël et aux autres alliés des États-Unis, qui est le « chef de la bande » et qu’il s’efforce de consolider son image de leader fort, capable d’exercer une influence décisive sur la politique mondiale.
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– Le site Axios, en référence à un sondage Economist/YouGov, indique que 60 % des citoyens américains interrogés ne souhaitent pas que leur pays intervienne dans le conflit armé entre Israël et l’Iran. Dans l’ensemble, cette position n’est pas déterminée par les opinions politiques : 65 % des démocrates, 61 % des électeurs indépendants et 53 % des républicains sont contre une intervention. Quelles seront donc les conséquences des frappes contre l’Iran sur le soutien à Trump ?
— Je pense que le verdict final de l’opinion publique américaine dépendra de l’ampleur réelle des dégâts causés par les frappes américaines, de la mesure dans laquelle cette opération contribuera à un règlement diplomatique de la situation et, surtout, du risque que les États-Unis soient entraînés dans une nouvelle guerre de longue durée.
Il faut comprendre que Trump bénéficie du soutien des nombreux Américains dont des proches ont été tués ou blessés lors des guerres en Irak et en Afghanistan. Pour eux, il est très important qu’il n’y ait plus jamais de guerres similaires, dans lesquelles ce sont principalement des soldats américains qui sont envoyés au combat. Plus encore, la lassitude face aux « guerres sans fin » qui se déroulent dans des régions très éloignées des États-Unis est propre à la société américaine dans son ensemble, du moins à sa majeure partie. Il est révélateur que, bien que l’initiative du retrait des forces armées américaines d’Afghanistan revienne à Trump, Joe Biden ait poursuivi cette ligne politique.
— Ces derniers temps, le monde traverse une série de bouleversements géopolitiques, et de plus en plus de pays participent à leur résolution. Peut-on s’attendre à un nouvel équilibre des forces dans le monde ?
— Les relations internationales connaissent actuellement des bouleversements tectoniques. Je pense que Biden avait raison lorsqu’il a évoqué l’opposition entre les démocraties et les régimes autoritaires. La situation est compliquée par le fait que les démocraties occidentales traversent une profonde transformation, voire une crise dont l’issue est encore incertaine. Cela se traduit notamment par le renforcement des positions des radicaux de droite et de gauche. D’autre part, les pays qui composent le groupe des agresseurs – la Russie, la Chine, l’Iran, la Corée du Nord – se montrent très actifs. Il est difficile de savoir qui sortira vainqueur de la lutte pour ce qu’on appelle le « Sud global » : pour l’instant, à mon avis, ce sont les pays autoritaires qui ont le plus d’influence dans cette partie du monde.
Il est actuellement difficile de prédire quelle sera la configuration de la politique mondiale à l’issue de ce processus. Sera-t-il possible d’éviter l’escalade d’un conflit mondial qui, selon de nombreux indicateurs, a déjà commencé ? Est-il possible d’élaborer des normes de comportement international modifiées, adaptées aux nouvelles réalités, qui garantiraient au moins une relative stabilité mondiale ? Il n’y a pour l’instant aucune réponse à ces questions et à bien d’autres encore.
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Dans ce contexte, l’issue de la guerre en Ukraine, ou plus probablement de sa phase actuelle, aura une importance capitale. Si Poutine parvient à réaliser ne serait-ce qu’une partie de son plan pour l’Ukraine, on pourra alors oublier la sécurité et la stabilité en Europe : la guerre redeviendra une institution européenne.